Saisonnalité

Publié le par envoyer-recevoir

Dans les oreillesJulien Doré "L'été summer"

 

Mes bonnes résolutions n'ont pas vraiment germé. Je n'ai pas encore redoublé d'investissement dans le travail. Dans la paume de ma main, toujours aucune courbe de progression n'est venue remplacer la ligne de coeur. Je m'en suis aperçu hier soir.

 

Ce devait être mon enterrement de vie de jeune chômeur. Le deuxième !

 

"- C'est pas logique, Gilles, deux enterrements !?

- Pas grave ! On en fera quatre, et un seul mariage. Inversons ! Innovons !"

 

Et je me suis encore fait aspirer deux étages plus haut, par une fête du Cous'. Je ne devais manquer celle-ci sous aucun prétexte car devaient passer Jenni et Sophie, deux "bombasses qui kiffent les intellos". Pour Gilles, le seul fait de lire plus de deux livres par an lui fait classer une personne dans la case intello. Je lis au moins dix livres par an. Et j'ai eu le malheur de parler de la tenue de mon blog, je suis donc catalogué, l'étiquette cousue à même la peau.

 

Jenni et Sophie ne sont pas passées. Mais Jessie et Elodie, oui. Le Cous' vint m'expliquer en deux ou trois postillons à l'oreille qu'il s'était trompé de noms, de personnalités et de culs. En fait elles préféraient les sportifs. Et il se rappelait d'elles moins boudinées.

 

Peu importait, j'avais la curiosité chatouillée par Aude, une adepte du mojito, qui papillonnait d'un groupe à l'autre, butinait des bribes de conversations avant de s'envoler. Sa petite robe blanche m'affriolait. L'été s'était réfugié dans ses voiles.

Si je tournais aussi de groupe en groupe dans le sens inverse, je finirais par retomber sur elle ! Sauf qu'aucune logique ne dictait ses déplacements. J'allais vers un trio comme elle se faisait resservir un cocktail ; je partais remplir mon verre de rhum-coca mais la voyais sur le canapé. Moi, à la fenêtre. Elle, dans le hall. Elle, à fenêtre. Moi, au canapé. Un lourdaud avec une épuisette ! Epuisé par cette chasse, je partis en cuisine.

 

Puis le papillon s'est posé sur mon nez. Son verre rempli de glaçons assoiffés me fit loucher. Aude me demanda si je savais faire les mojitos. Ce ne sont pas trois feuilles de menthe qui allaient tout faire sombrer. Je serais l'ambassadeur, l'inventeur du mojito ! Petite cascade de rhum, la vague d'eau et de bulles, une plage de sucre, une plongée de menthe, voilà l'été !

Mais la petite robe blanche avait disparu, définitivement. Insaisissable...

Je bus le mojito, trinquant avec le robinet. A la fin de l'été ! Aux tonnes de feuilles mortes !

 

 

 

Les volants blancs de la charmante Aude ont voltigé devant mon écran toute la matinée. J'eus même du mal à répondre aux questions alambiquées de Benjamin.

 

"- Merlin, est-ce que c'est possible d'envoyer le même courriel à deux personnes en même temps ?  

- J'sais pas..."

 

Ma ligne de coeur, quelle que soit la main, est compliquée. La moiteur de l'angoissé peut-elle être responsable de ces creux, ces croisements, ces escarres infinitésimales ? Je passai un ongle le long du sillon qui se scindait, se sectionnait, s'absorbait... Autant de rencontres, autant d'échecs. Une guerre des tranchées sous les tranches d'une petite vie. De l'amour saucissonné. C'est ce qu'on réserve aux types moyens.

 

Un pas sportif fit trembler le cycas sur mon bureau. Miranda passa dans mon dos, le téléphone niché à l'oreille - il tenait sans doute sans les mains. J'entendis les expressions "adéquation-client", "repli du taux de pénétration", "achat d'impulsion". Et soudain je réalisai que je devais sortir à midi, fuir la cafétéria du premier et ses plateaux pisseux, ses habitués en vase clos.

Pour une fois changer d'air.

Je demandai un tuyau à Vincent, qui me proposa de partager ses tacos, dans un coin de la forêt. Exactement ce qu'il me fallait.

 

Nous avons marché un bon moment parmi les chênes et les châtaigniers. Vingt mètres au-dessus de nous, une coupole de feuilles brunissait déjà, prête à se dépouiller aux prochaines bourrasques. Le strip-tease manquerait de langueur. Après une clairière pointillée par Cézanne, nos pas ont foulé quelques violettes nomades jusque là où les toiles d'araignées ensoleillent les chemins. Derrière ces portes de dentelles, le bruit des flots.

 

"- La rivière ! m'annonça Vincent. En cas de saturation. C'est mon abri antiatomique.

- Pour te préserver de l'explosion ?

- Tout juste."

 

Sur un tronc affalé devant la rivière, comme des camarades entre une marelle et une piste de billes, nous avons savouré cette cour de récré sauvage. Vincent ouvrit son papier d'alu et me découpa à la main son repas. Il avait disposé une petite serviette sous ses maigres fesses pour préserver son pantalon de la résine.

Dans ce sanctuaire boisé, mon nouveau copain décravata sa retenue et on commença à redessiner le monde à la craie.

Le poulet, délicieux, était mariné au cumin. Des plaisirs simples... "Tu ne sais pas ce que tu veux!" me scandent à chaque fois mes parents. Felix Laitier, né en 1978, hobbies : ne pas savoir ce qu'il veut. Des plaisirs simples ! Voilà ce que je veux ! Avoir une copine pour plus de trois nuits et un bon boulot. Et du poulet au cumin.

 

Récemment pris de passion pour la cuisine (une victime du gavage des émissions culinaires), Vincent commença à me dépiauter les secrets de ses recettes.

Son téléphone sonna. Sa femme lui lançait un coucou depuis son travail. Tellement mignon. Comme j'aimerais qu'une jolie fille me fasse ainsi signe.  

Il remit le couvert et me livra quelques unes de ses spécialités.

Son téléphone sonna.  Sa femme lui demandait à quelle heure il finirait ce soir. Il devait lui manquer, sans doute. Belle symbiose.

Je lui parlai d'une bonne trattoria, il me confiait l'adresse d'un excellent poissonnier quand...

Son téléphone sonna. Sa femme avait oublié un détail.

Nous évoquions...

Son  téléphone sonna. Sa femme...

 

Je mordis dans le tacos et me dis : "être célibataire, c'est pas mal pour finir". Et là, à mi-chemin entre deux saisons, depuis un sentier mangé par les buissons, j'entendis mes parents rabâcher...

 

 

 

 

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