Envoyer/Recevoir... dans l'ordre. Partie 2

 

 APERO DE BOITE

 

 

 

Dans les oreilles : Mayra Andrade "Dispidida"

 

 

Bienfaiteur apéritif...

Cornélia a fêté ses 35 ans et invité les employés à boire un verre sur le plateau commercial, centre névralgique d'Elaq. Après m'être fait plaquer au sol par la réalité chez Pasquier, j'avais bien besoin cette semaine de rincer ma bouche encore crépie de la poussière du dépit.

 

Surtout, j'espérais y voir Emma. Mon objectif était de l'entendre parler. Je ne connaissais quasiment pas le timbre de sa voix. Avait-elle un accent ? Peut-être zozotait-elle... Je voulais avant toute chose l'écouter dérouler une conversation. Une partie de moi, consciente que je n'avais aucune chance avec elle - surtout depuis qu'elle m'a cru voir jouer avec mes crottes de nez - espérait découvrir une fille sans esprit ni conversation, dont le seul rebondissement oral serait un "c'est clair" vide de sens. L'autre partie, évidemment, n'avait pas envie d'être déçue et voulait voir rempli ce calice de beauté d'une finesse idoine.

 

Une trentaine de collègues se massaient autour d'une table festive. Le punch éclairait les verres, guirlande de guinguette orange. Petites rondes de beignets aloko, bouchées coupées-décalées de poulet braisé, déhanchés de brochettes, la dégustation ivoirienne roulait autour de nous. Vive euphorie rehaussée par les sauces colorées dont les épices faisaient rougir les femmes et gagner en prestance aux hommes qui y noyaient leurs mets pour prouver leur résistance au feu buccal. Il faudra qu'un jour une femme me dise si une seule d'entre elles est sensible à une si pathétique démonstration.

 

Souvent, les conversations commençaient par ceci : un court "mmh..." la bouche pleine, suivi d'un petit silence pendant lequel on avalait sa bouchée, les sourcils affairés. Petite astuce utilisée par tout à chacun pour se donner un peu de consistance, un peu de temps pour finaliser la phrase dans sa tête une fois certain d'avoir obtenu l'attention. On est toujours à même de se taire si le "mmh..." n'a pas été pris en compte et de recommencer l'opération.

 

Le plus louable, lors d'une telle configuration, est qu'on a toujours les mains ou la bouche occupées par un verre ou une chips. Chaque membre, chaque organe a un but si bien défini qu'on élude les faux-pas, les bras ballants, l'index crochu qui se gratte le crâne ; on évite que les nerfs trimballent trop de pensées. Entre le "mmh..." et le verre de punch, vous avez tout en main pour présenter une attitude. Je pense d'ailleurs que l'analyse chimique d'un verre d'alcool révélerait systématiquement quelques grammes d'aplomb.

 

Se sortir de la loose est un travail de tous les instants : repérer les plats qui sortent du four pour ne pas se cramer le palais dans un grand crachat chagrin ; s'essuyer le tour des lèvres sur une région de huit centimètres de diamètres après chaque bouchée afin d'éradiquer les miettes sournoises ; se dispenser des brochettes qui immanquablement entraineront des gestes brutaux - laisser cela aux Barnabé de ce monde qui eux retirent le pic sans le moindre à-coup.

 

Banjo ne se posait pas tant de questions et trempait ses doigts luisants dans tout ce qui s'ingérait. Pour une fois sa mèche n'était pas la partie la plus grasse de son anatomie. Lui se frottait à une brochette de filles sans embarras.

 

"- Dites-moi sérieusement les filles, est-ce qu'une seule femme sur Terre est sensible à la pathétique démonstration d'un homme qui se tartine la gueule de piment pour marquer son territoire ?"

 

Il lisait dans mes pensées ou quoi ?

Je le trouvais étonnamment à l'aise avec ce trio de filles auquel je ne souhaitais pas me confronter. Non pas que la petite brune et les deux métisses étaient repoussantes. Mais je souhaitais rester en retrait. A l'affût d'Emma.

 

Reflet de soleil noir.

Le sourire haut, le dialogue enlevé, elle arrivait dans ma direction aux côtés de Le Guen qui buvait ses paroles, buvait directement à la ressource humaine. Je craignais que son regard bohème ne contienne des guinches de dégoût. D'abord il y eut surtout une valse d'indifférence. A deux pas à ma gauche, un pas à ma droite, Emma picorait dans les spécialités de Cornélia. Mouvement en 3/4, nous voilà face à face.

Pas d'accent, pas de zozotement.

 

"- Ce n'est pas trop fort ?

- Vous voulez que je dise à Cornélia de baisser la musique ?

- Ah non, je parlais du punch. Et au fait, on se tutoie tous ici.

- Ah excusez-moi, j'avais pas compris. Non, le punch n'est pas trop fort.

- Oh, alors j'en veux pas !"

 

Elle rit.

Je ris aussi.

Elle avait de l'esprit.

Bon, moi... Déjà sec de la répartie !

Heureusement elle reprit :

 

"- Mis à part ça, Cornélia a sorti le grand jeu !

- C'est clair."

 

On peut la refaire ? Séquence une, prise deux... Tu nous la fait moins creux.

 

"- C'est clair, répétai-je. Ca donne envie de partir en voyage.

- Déjà ? Mais tu viens de commencer le boulot, non ?

- Ca fait un mois, oui.

- Et tu partirais où en voyage, dans l'idéal ?

- Il y a plein de pays lointains qui m'attirent !... L'Espagne ?

- Ah... (elle se servit du cocktail). Et tu te plais à Elaq ?

- Oui, c'était un peu mon rêve d'y rentrer...

- C'était ? Ca ne l'est plus ? plaisanta-t-elle.

- ... Si ! Si, toujours !"

 

En arrière-plan, le casque cannelle de Philippe Pasquier remuait aux explications de Xavier. Développer des applications, appliquer des développements...

 

"- Tu t'occupes du Végétal, c'est ça ?

- Je suis sur les nouveaux marchés.

-  Ah mais oui ! Super intéressant !

 

Nous allions être interrompus par Le Guen qui s'approchait pour me la subtiliser, et c'était ma dernière chance d'extraire une phrase de la tiédeur de mes propos. Jeté d'humour !

 

"- Tu parles de moi ou de mon job ?"

 

Elle fut indulgente face à cette réplique au rabais et m'offrit un sourire muet. Puis Le Guen - le gong - la sauva de mon insipide conversation en lui tapant sur l'épaule.

 

Tête-à-tête avec mon gobelet vide. Vide...

 

"- Merlin ! Merlin, viens remplir ton verre !"

 

Banjo me sortit de l'inertie. Je contournai le cercle de déchets autour de Yoko et rejoignis son petit groupe. Face à ces filles banales qui ne me bouleversaient pas, je sus remettre un peu de piquant dans mes mots, un peu de sens dans mes dialogues.

Emma absorbait ma fantaisie jusqu'à la dernière goutte. L'angoisse d'avoir à lui reparler me compressa la gorge ; afin de me soulager, je penchai pour le punch du punch. 

 

Vers midi et quelques descentes, je remontai le pont du plateau soulevé par les vagues. Je m'assis sur un siège qui n'était pas le mien, me relevai et retrouvai ma place. Ma table penchait sur la droite. Ou bien était-ce mon cou ? J'étais gauche, renversai mes trombones.

Je crus m'être une fois de plus trompé de bureau, ne reconnaissant pas mon écran de veille. Le cycas l'attestait pourtant : c'était ma place.

Sur mon écran défilait une phrase rouge : N'OUBLIE PAS LE MESSAGE SOUS LA PLANTE...

 

 

 

 

 

 

HIERARCHIE

 

 

Dans les oreilles : Applause "The lighthouse"

 

Ca m'apprendra. Dans un jour de déprime j'ai avoué sur ce blog en avoir assez d'être normal. Envie d'être violenté par le quotidien.

Des menaces de mort, ça fera l'affaire, Laitier ? Non ?... Savez pas ce que vous voulez...

 

Il y a deux semaines j'avais fini par classer le dossier. Tiroir "mauvaise blague". Mais cette insistance, cette absence d'humour et de revendication me laisse une certitude au goût toxique. Ce n'est pas une plaisanterie. Fuis Elaq ou tu vas mourir. Cette phrase a mauvaise haleine.

 

 

 

 

L'Education vous fait des noeuds, des liens, dès la naissance de votre conscience. Vos parents vous construisent votre petit village intérieur. Ils y installent une clôture aux fils électrifiés, les limites. Ils tracent des routes que votre raison empruntera à foison pour relier les idées entre elles. Suivant leur amour pour la construction, ils vous parsèment une sélection plus ou moins large de bâtiments de stockage remplis de connaissances ; éventuellement une bibliothèque. Avec un peu de chance, ils omettent de planter une église au centre de la carte.

 

Et inévitablement ils vous branchent des lampadaires sur une zone surplombante, afin qu'elle soit toujours bien en vue. Un quartier sous haute pension : l'Autorité. Conglomérat d'école, de mairie, de police. Des maisons rouges qui déteindront sur toutes vos décisions.

 

Si tout se passe bien, votre petit village va prospérer et devenir un bourg, une petite ville, ou une mégalopole si vous êtes, par exemple, Président Directeur Général de la République. Et votre complexe laissera une place décisive ou non au district rouge de l'Autorité. Moi j'aime bien le confort des petits villages. Et mes parents ont serré très forts les liens avec ce quartier, les ont tirés au cordeau. J'ai donc toujours en ligne de mire le regard du policier. Culbuté par la culpabilité. Fakir sans panache, sur les passages cloutés je marche.

 

La mise en garde glissée sous la plante exotique a eu un effet non escompté sur moi. Déstabilisé par la menace, je me raccroche aux valeurs basiques. Je me réfère au phare de l'Autorité. Au lieu de démissionner, je me gave de travail, je claque les rênes du rendement, je me rue dans le tout-numérique comme Pasquier me l'a demandé.

 

En bon toutou, je fais ce qu'on me dit, je suis les règles, j'obéis au maître. Bien dressé, je remue la queue, mais pas quand une belle fille passe. Je rapporte la baballe et pas mal d'argent. Je me secoue les puces électroniques. Je me roule dans les partenariats qui sentent mauvais. Avant d'être le bras droit, il faut être labrador. Je ne veux pas décevoir.

Pas d'échec...

Maté.   

 

Rentré à la niche

J'ai courbé l'échine.

Je fais la boniche

Et je suce des os.

 

 

 

 

 

PROCES VERBAL

 

 

Dans les oreilles : Justice "Genesis"

 

 

Nom ?

Laitier

 

Prénom ?
Felix. Hic !

 

Pour avoir porté atteinte contre le monde végétal, plaidez-vous coupable ou non-coupable ?

Coupable Votre Honneur.

 

Bien. Je laisse la parole à Maître Pluba-Cutter. Maître ?

 

Merci votre Honneur. Monsieur Laitier, ai-je besoin de vous rappeler le détail des faits qui vous sont reprochés ?

Dites toujours...

 

Il est donc avéré que vous êtes en train de faire mettre au point une capsule à planter dans les pots des bobos. Jusque-là vous reconnaissez les faits ?

Affirmatif. Une capsule où loge une puce gonflée aux testostérones de la hi-tech - hic ! - un petit génie de la captation et de l'analyse.

 

Rappelez-nous le nom de cette "petite merveille", voulez-vous...

Nom de travail : la Biocap. Vous enfoncez son piquet dans la terre et elle vous transmet des données à distance sur votre smartphone - une fois l'impériale application téléchargée, cela va de soi.

 

Quels genres d'informations sont envoyés ?

Les options fluctuent selon les modèles : des données de dates de semis, de taux d'humidité de la terre, de qualité d'engrais, de périodes de pousse de votre plantation, des relevés de térawatts c'est-à-dire la mesure de la photosynthè...

 

... Soyez moins obscur Monsieur Laitier, nous n'avons pas tous un inexpressif disque dur à la place des méninges.  

Des relevés d'exposition à la lumière si vous préférez. Bref, j'en passe... Evidemment l'application diagnost - hic ! - quera les maladies, les anomalies et proposera les plans d'action, les antidotes.  



Et cela intéresse quelqu'un ?

Oui, comme vous le signaliez, les bobos pourront se gargariser d'être à la fois écolos et à la pointe ultime de la tendance. S'ils s'équipent en plus des kits d'irrigation ou de diffuseurs d'engrais, ce sera comme jouer aux Sims en ligne avec leurs plantes.

 

Vous êtes conscient que c'est d'une froide impudence pour les plaisirs simples du jardinage ?

Ah ça oui. Mais on me demande de donner au client ce qu'il veut. La sève guidée au GPS. Le journal de bord de sa fleur. Le fichage des pétales. Avec ça, il n'a pas fini de se toucher le pistil !



Mais n'y a-t-il pas au fond de vous quelques souvenirs de l'amoureux des plantes que vous étiez. Vos doigts aguerris à manier la terre ne vous ont-ils pas dicté d'interrompre cette hérésie ? Comment vos yeux autrefois émerveillés par les nuances des feuilles peuvent-ils supporter ces bataillons de chiffres, cette armada de statistiques, ces invasions mathématiques qui viennent piétiner la fragilité des fleurs ?

Maître Pluba-Cutter, si ce n'est pas moi qui le fait, un autre le fera. Tel est le monde. Quitte à voir le monde que j'aime se dégrader, autant prendre au passage le profit où il y en a.

 

Et se regarder dans le miroir le matin en se disant qu'on a organisé un attentat contre la pureté du monde, Monsieur Laitier... Vous y parvenez ?

Il suffit d'avoir un rasoir électrique : vous n'avez pas besoin de miroir...

 

Puisque l'accusé ne se déleste d'aucun regret, je n'ai pas d'autre question Votre Honneur.     

 

Merci Maître. Place au verdict.

Laitier, pour avoir tué le romantisme, étranglé de sang-froid la magie éphémère des fleurs, arraché la nature et les doux aléas à-même le bulbe des plantes, pulvérisé la fugacité du végétal, la Cour vous condamne au cynisme éternel.

Votre Honneur, si je n'étais pas en train de cuver sur mon balcon fleuri, le nez perdu dans mon qui-saitième verre de rhum-coca, je vous déterrerais bien quelques-uns de mes regrets, mais comme je ne risque rien, je vous le dis haut et franc : vous savez dans quel bulbe vous pouvez la fourrer la fugacité du végétal ? L'outrage à magie se trace de la même manière. Alors laissez-moi purger ma peine tranquille... Purger ma peine... Hic !





 

 

 

REUNION(S)

 

 

Dans les oreilles : Belle & Sebastian "If you're feeling sinister"

 

 

C'est un peu comme le jeu de la patate chaude. Nous formons un cercle abscons et Eddy envoie une date de réunion pour peaufiner le commerce de Noël. Et là, on la fait tourner.

"Le 15 novembre à 9h30 ? Impossible c'est mon jour de congé. Le 16 ? Moi j'ai un fournisseur. Moi aussi. Visite magasin. Alors l'après-midi ? On a déjà la réunion communication. Mais le 17 c'est possible. Non le 17 je suis à Paris. Alors le 18. Un vendredi, ça va pas non ? Pourquoi pas, c'est pas férié ! Bon alors tout le monde est OK pour le vendredi, adjugé ! Euh, Eddy, vendredi tu seras encore sur Paris ; c'est deux jours. Ah quel idiot... Bon on ne va quand même pas la faire le 26 décembre cette réunion ! Fixons le 14, 9h30. Un lundi, et qui fait les commandes ? Alors avançons là carrément au 11, même heure. Fournisseur ! Visite ! Réunion ! Absent ! Cours d'escrime ! Un vendredi, ça va pas non ?"

 

Finalement Eddy trancha. Pour le 15 novembre à 9h30, sa première proposition. On se passerait du bon sens de Cornélia. Les quelques jours suivants allaient être dédiés aux nouveaux changements de date. On ne punaise pas les réunions chez Elaq, on les déplace au post-it. Le sens du rebondissement plus culotté que dans "Lost", les e-mails d'Eddy - via Anita - nous annoncèrent trois autres dates de rendez-vous avant de définitivement se fixer.

 

C'est alors un peu comme le jeu du bonneteau. Nous sommes tous face-à-face d'un côté et de l'autre de nos bureaux.

"Dis Merlin, c'est bien le 15 la réunion de Noël ? Euh, non c'est le 14 finalement. Mais non Felix, ça a changé. C'est le 16 au matin. Pas du tout : j'ai le mail, c'est le 15. C'est pas le dernier mail ça ! Qui l'a envoyé, Eddy ou Anita ? Anita. Eddy ! C'est le 28. C'est annulé. C'était hier ! Celle de Noël ? Ah non, celle de Noël c'est le 14. Ou le 15. Non c'est le 14, à 14h00, c'est facile à retenir. Ah ok. C'est ce que j'avais dit, Banjo ! Non t'avais dit le 15. Pas du tout ! On s'en fout, c'est le 14, c'est tout ! C'est où ? Salle 2. Non salle 3... "

 

Tout le monde réalisa enfin que c'était dans dix minutes. Affolement en pente raide. Mes collègues saisirent papiers, dossiers, stylos, chewing-gum, ou que-sais-je. Trois attroupements distincts se formèrent : plusieurs personnes s'affalèrent sur la photocopieuse qui déglutirait bientôt leurs impressions, preuves d'une impeccable préparation. On retrouva les mêmes individus face à l'intimité bafouée des urinoirs trop bas, dans un bruit de Kärcher. Surtout, une file d'attente nerveuse, colonne vertébrale à scoliose, se déplia devant la machine à café couleur pissenlit qui débitait le même bruit de Kärcher. Derrière les têtes se penchaient, le regard trépignant sur le filet d'or brun, reprochant silencieusement aux amateurs de café longs de monopoliser la pression.

 

 

 

 

Salle 2 (ou 3, on ne saura jamais), Eddy fit un tour de table de nos dernières remarques et suggestions concernant le commerce doré de fin d'année. Debout devant ses projections de slides, il alimentait nos propos de commentaires positifs, brassait les idées, tendait des passerelles théoriques fumeuses ou géniales. Souvent les deux. Il travaillait l'émulsion au batteur électrique, jusqu'à ce que la mousse blanche de l'imagination devienne concrète, solide.

 

Je repérais déjà les acheteurs qui savaient s'enrouler autour de la force centrifuge d'Eddy. PeF se limitait à des bribes de mots, des foetus de concepts qu'Eddy saisissait au vol pour en faire un projet. Pro et malin, l'écossais.

 

-"La transversalité... si on a la place..., essayait PeF.

 

- Primordial John, entièrement d'accord. Exemple : il faut qu'on expose et propose les nouveaux fils suspensifs invisibles de Felix dans tes rayons ! Qu'on les sorte de l'Accessoire et que nos clients en voient l'utilité immédiate. On n'est pas encore assez bons là-dessus ! Regardez les italiens. Depuis l'Antiquité ils ne laissent pas une colline sans l'ornementer d'un château ou d'un monastère. La grâce doit occuper le terrain partout où c'est possible. La tentation aussi !"

 

Je notai un petit rire retenu de Bénédicte et la vit prendre des notes. Des petites coches... Un voile se déchira alors et un monde nouveau s'ouvrit à moi. Dans cette dimension, je vis ce que mes collègues faisaient vraiment en réunion, ce qu'ils avaient emporté de leurs bureaux en priorité dans la précipitation.

 

Sous le dossier de PeF, L'Equipe du jour, quelques résultats entourés au feutre. Pierre inscrivait de petits chiffres dans des cases, soudoyant les joies sadiques du sudoku. Les notes de Marie n'étaient que gribouilles. Barnabé tapotait sur son écran de téléphone ; un sigle de véhicule à quatre roues à quatre ronds fonça hors-champ.

 

Une enseigne peut donner une image aussi chevronnée qu'elle veut, derrière il y a toujours quelques humains et beaucoup de failles. 

 

-"Après il faut doser nos effets. On ne va pas mettre du chorizo sur le tiramisu ! continuait le Directeur commercial."

 

Banjo pouffa depuis le coeur de sa forêt brune. Il se pencha sur son cahier, espérant trouver un trou où engouffrer le fou-rire brûlant qui lui tordait la bouche. Il s'y prit à deux fois pour prendre son stylo - ce qui eut l'air de décupler la force de la blague à brider - et fit une petite croix.

 

La même cascade de rires, juste à côté de moi, poussait toutes les parois de Bénédicte. Joues enflées, spasmes d'épaules. La langue et le palais mettaient toute leur énergie exubérante à contenir le torrent. Exquis mélange de souffrance et d'extase. Des plaques rouges gagnaient son cou. Je lui souris, demandeur d'explications.

 

A la poursuite de son propre souffle, elle essaya de me répondre mais j'entendis le barrage dans sa bouche craquer. Tout concorde, dans la tête, on le dit souvent, et ce fut finalement par les yeux que l'eau coula. Ses larmes sucrées plus que salées riaient par procuration. Je la vis feindre de se gratter la tête afin de justifier les secousses et de tourner son visage vers le bas. En face, Banjo était carrément par terre, cherchant son stylo pour la deuxième fois, sans pourtant attirer l'attention d'Eddy, lancé dans son allocution.

 

Le rire orgasmique fit trois ou quatre délicieux rappels avant que Bénédicte puisse partager son émotion avec moi. Elle et Banjo pariaient systématiquement sur le nombre de fois où Eddy ferait référence à l'Italie pendant les réunions. Jusqu'à présent je n'avais pas remarqué à quel point cet homme marié à une italienne de réputation raphaélique, focalisait sur la culture transalpine. Du sourcil, j'émis un doute.

 

"- ... que Rome ne s'est pas faite en un jour et je ne vous blâme pas de..."

 

Banjo leva un poing vainqueur. Coup de grâce, Bénédicte se noyait dans les larmes. La lutte finale tournait à l'avantage de l'éclat de rire. Son dernier espoir fut de se pencher sur moi pour se cacher. Domino : minaudant, elle fourra sa tête en émoi ; et moi-même incliné vers elle, la chaise en équilibre, je basculai. Eu l'air ahuri... mais retrouvai la stabilité au pied levé ! Levé au point d'emporter un cocon de cordons, de prises et de câbles USB. Bévue consécutive, le rétroprojecteur embarqué dans l'élan, dévia son faisceau et dessina un Père Noël sur la face d'Eddy, escaladant sa dent d'acier.

 

Toute la salle s'esclaffa et malgré moi je libérai enfin mes deux collègues qui purent rire autant qu'ils en avaient besoin, leurs éclats débordants dilués dans ceux des autres. Les gorges étaient déployées, mes jambes dépliées. L'hilarité était conviviale, il n'y avait aucune moquerie dans cette situation. PeF m'aida à démêler pieds et câbles, amical. Eddy riait aussi, il ne m'en voulait pas de l'avoir interrompu. Belle ambiance bon enfant.

 

Et tandis que je me réinstallais, que nos rires atterrissaient en choeur, je me demandai encore comment l'un d'entre eux pouvait me menacer de mort.

J'avais pourtant un petit soupçon naissant, et une ébauche de plan pour vérifier ma théorie...

 

 

 

 

 

 

Ctrl+End

 

 

Dans les oreilles : Elliott Smith "I'll be back"

 

 

17h38 :

Me voilà sous la toile de la verrière. Mon coeur bat un peu fort. Comme si je venais de poser un mot doux à une fille. C'est pourtant l'inverse, précisément.

 

Je lis dans le journal un article assez peu complexe sur les dernières frasques flasques de Lady Gaga, mais dois m'y reprendre à trois fois pour cerner l'inintérêt du papier. Cinq phrases dont cinq inutiles, l'info plus vite que les spotlights. J'entends pleurer les arbres, sacrifiés, oh nom d'une people !

 

Devant, sur le prunus, une ombre. Assez mince. S'agirait-il de la personne à qui je viens de rendre la menace de mort ? Je viens de me retourner, et c'est confirmé.

Mon ventre me brasse. Est-ce normal ce couteau dans ses mains ? Je continue d'écrire depuis mon smartphone, ce pourrait être un témoignage.

La porte s'ouvre ! Mais je reste happé à mon écriture... Ne pas croiser son regard... Je ne sais même pas si le message a été lu ; j'aurais dû rester sur place. Lâche !

 

Le couteau...

 

Douleur sourde. Puis insoutenable. Une torture me triture les entrailles. Les tripes me brûlent. Une atroce trame rouge déchire mes muscles. Le pectiné est dépecé par les flammes d'une lame de souffrance. Je m'affale. J'aimerais lever la tête et voir les fleurs de l'oiseau de paradis planté au-dessus de moi, mais elle me pèse trop. Je ne vois que l'écran de mon téléphone, mes doigts...  L'écran lisse... La gueule à Gaga... Je ne peux plus écr...

 

 

 

17h25 :

C'est fait, j'ai posé le papier sur son bureau, bien visible. Je n'ai pas pris la peine de frotter la terre prise dans ses plis. Le message sera découvert à peu près dans les mêmes conditions que moi, le cycas en moins.

L'idéal serait maintenant que je trouve le courage de rester et d'observer sa réaction. Mal à l'aise...

 

J'en ai la nausée. Je vais m'enfermer un moment devant l'oeil glauque d'une cuvette.

 

 

 

16h47 :

Devant l'entrée d'Elaq, je glane un peu de courage dans les glaïeuls, j'ai les claouis denses. Peur d'avoir raison, peur d'être ridicule. De la vapeur sort de ma bouche... Envie de clope. Je sors mes Camel. Marie sort à cet instant et j'ai la bonne idée de les ranger : elle a reçu une nouvelle mouture de mousse espagnole. Ce matin elle jubilait d'apprendre qu'un colis de Louisiane était arrivé pour elle. 

Quelques outils tranchants en main, elle s'apprête à greffer son boa molasse.

 

"- Cette fois, si quelqu'un m'abîme ma mousse, c'est lui que je plante !"

 

Je ris, d'un rire jaunasse. Couleur Camel.

 

"- Si on trouve ce salaud, on le fume ! lançai-je."

 

Les bajoues de Marie montèrent à peine et l'ouragan Miranda arriva. Un soulagement pour une fois ! La marketeuse avait l'air guilleret d'une tête de gondole.

 

"- J'ai hâte d'être à Noël !

- Ah, toi tu viens de finir ta liste au Père Noël !

- Non non, j'ai négocié une pré-homepage de malade sur le site ! Du jamais vu ! On pourra scanner l'offre directement sur l'écran avec son iPhone et blablablablabla..."

 

Et bla

Et bla

 

 

 

15h19 :

Le peu que j'ai mangé a maintenant la masse du plomb. Ma concentration coule - je me la représente comme les montres de Dali - et je me mets à cogiter.

 

Le principal problème de mon travail, en définitive ce n'est pas de négocier des prix, d'être persévérant et patient ou de gérer les stocks. C'est ma crainte castratrice de marcher sur les plates-bandes des autres. J'ai senti le regard aux contours trahis de Benjamin quand il m'a entendu commander des colliers de chiens et chats traçables équipés de puces GPS. Lui commande les mêmes avec anti-puces.

Il en va de même quand je fais rentrer des références de lampes solaires. Est-ce que je ne grignote pas le chiffre d'affaires de Barnabé ?

Je me sens parfois comme un voleur qui ne se cache pas. Anti-Arsène Lupin, mon larcin est soustrait sans panache. Moins qu'un kleptomane-cambrioleur.

 

Je suis de plus en plus proche de Bénédicte et je vais lui parler de ce complexe. Elle me tranquillise, prétend que personne ne se plaint et que tel est mon cahier des charges. Et son T-shirt tête de mort me rassure.

Pour échanger avec elle, j'ai pris le fauteuil vide de Léo. Lorsqu'il réapparaît, le dévoué assistant de Bénédicte n'a pas le visage doux que je lui connais. Ses lèvres ont disparu sous la nervosité. Les mains sur les hanches, il se fabrique du charisme et me fait comprendre que je dois libérer sa place.

Les plates-bandes sentimentales sont bien plus sensibles encore.

 

 

 

 

13h50 :

Comment croire que c'est lui ? A peine le repas fini, il amène le café sur un plateau, le sourire en sucre. Petites attentions, petits chocolats - noir pour moi parce que je préfère.

Et pourtant... Le machiavélisme est bandé quand le masque est réussi.

 

 

 

 

12h27 :

Il vient de proposer qu'on mange ensemble à la cafétéria. J'ai songé à décliner, mais Banjo est de la partie et il insiste. On sera une demi-douzaine, on votera pour le plat le plus ignoble. 

J'ai un noeud dans l'oesophage et n'avalerai guère plus que la caoutcharcuterie qu'on trouve au premier étage. Je cède. 

 

 

 

 

11h52 :

Parce qu'il était là, devant le miroir, je suis sorti des toilettes comme un malpropre, sans passer par la case savon. Désolé pour toi, mon pauvre téléphone.

 

Je n'arrive pas à échanger avec lui aujourd'hui. Ma conviction de sa culpabilité me presse le filtre social. Il est en train de se laver les mains, comme s'il ne voulait jamais laisser aucun trace, lui non-plus. Vincent Loquet, Philippe Pasquier, même combat ?

Je me remémore sa maniaquerie, ses serviettes adaptées, ses vestes impeccables. La petite femme de ménage dans ma tête a mis du temps à ranger les pièces. C'était pourtant évident, non ? Vincent a postulé pour être adjoint du directeur financier. Avant cela il a forcément voulu mon poste. Vincent-la-dent-longue. Même si c'est sa femme qui lui taille.

Tout concorde, timing, mobile, attitude. J'ai juste écarté trop vite la bonté enfantine de son visage de tout ce merdier.

 

 

 

 

09h43 :

J'écoute Elliott Smith. Sa voix d'ange me calme, depuis tôt ce matin. Il me manque tant. Je repense au sang-froid qu'il lui a fallu pour s'arracher à la vie qui l'empoisonnait. Pour un ange, il avait des couilles... 

 

 

 

 

07h38 :

C'est aujourd'hui que je vais provoquer Vincent. Sous ses airs amicaux, sous ses tacos offerts, sous ses recettes gourmandes, sous son attachant manque d'assurance, il y a la vile ambition de me faire fuir Elaq. Remplacer l'intrus Laitier. Vincent veut grimper les échelons et me jettera dans le vide pour cela. Me crashera dans la gueule du loup.

 

Mes premières bulles de soupçons firent surface peu de temps après l'apéro ivoirien, quand il m'a proposé d'arroser mon cycas. Vincent n'est pas botaniste et j'étais surpris qu'il connaisse le nom exact de ce qui pour beaucoup est une simple plante exotique. Le mailles du doute ont croisé leur fils et j'ai pensé qu'il souhaitait peut-être vérifier si le message était toujours à sa place. En poursuivant le tricotage, tous les motifs étaient bien à leur place.

 

Il me reste une trace de doute, une virgule que je vais vite torcher en posant le message "Fuis Elaq ou tu vas mourir" sur son bureau. Sa réaction en dira long. Si ce n'est pas lui qui l'avait posé, il se sentira à son tour très sincèrement menacé, comme moi je l'ai été. Si c'est lui, ce dont je suis maintenant persuadé, il cachera le message et n'osera plus me regarder dans les yeux. Vincent est sans doute un bon acteur mais sa timidité n'est pas feinte.

 

Morne plaine. Je me sens trahi, amputé d'une amitié naissante, mort-née. Et c'est moi qui donnerai le dernier coup de hache. Goût de gâchis, de hochepot pourri.

Besoin d'écrire pour enterrer le tracas. Je mettrai des coups de pelle toute la journée. Recouvrir cette tourbe puante de tourments à coup de blog, directement sur le smartphone. Voilà, je me raccroche au numérique, logique...

Une fois n'est pas coutume, je serai en live. Ce soir je remettrai mes écrits dans l'ordre chez moi. Et j'espère que tout sera rentré dans l'ordre à Elaq, aussi. 

 

C'est l'heure d'y aller.

Aïe ! Mal aux tripailles ! J'ignore si la confrontation avec Vincent en est l'unique cause, mais la journée commence avec une méchante douleur abdominale. Un foutu coup de poignard à la base du ventre.

 

 

 

 

 

LE CAMELIA

 

 

Dans les oreilles :  Massive attack "Dissolved girl"

 

 

Le bouquet de camélias a des airs de noblesse perdue : une vieille femme dans un manoir trop grand, le menton haut mais le cheveu effilé, la peau tâchée. Posé sur un buffet sobre, c'est le seul spectacle qui m'est offert et je note chaque indice, chaque pore de déchéance. Deux sépales s'épaulent mais le vide appelle le plus flétri. La petite barque se détache, tournoie, aspirée. Au ralenti, je suis sa chute.

 

 

 

 

Dans le jardin d'hiver, la doctoresse rousse avait agité son doigt dans les airs, et m'avait demandé de le suivre des yeux. Elle voulait savoir où j'avais mal. Ca ne se voyait donc pas ? Mes mains étaient crispées autour des cônes volcaniques de mon ventre.

 

"- Aux pieds, ai-je répondu.

- Vraiment ?

- Oui, je fais du 42 mais ce matin j'ai mis du 38.

- Vraiment ?

- Mais non ! Vous voyez pas que c'est le ventre ?

- Si. L'un n'empêche pas l'autre."

 

J'étais tombé sur une loufoque !

 

"- L'ambulance vient d'arriver monsieur Laitier. On va vous emmener à l'hôpital. Et si vous voulez faire un arrêt chez Eram, c'est possible mais rapidement, parce qu'ensuite c'est billard.

- Billard ? La table de billard ?

- A moins que vous préfériez la boule, oui.

- Vous faites des blagues bobettes à tous vos clients ou je suis privilégié ?"

 

Ses tâches de rousseur s'étaient brouillées. Ma lumière s'évanouissait. Orange galaxie, trou noir.

 

 

 

 

Un pétale pend, si bien qu'il s'aplatit contre le bord du vase. Sa peau pâle affalée a perdu son fol éclat d'opale. Dans ses plis se lit la détresse du temps qui passe. La gloire dans les pantoufles d'un petit vieux. Quand la splendeur a pris la couleur d'une tache d'urine...

Les derniers tissus se déchirent dans un affront microscopique et le pétale décroche. Il colle d'abord au vase et dans un pathétique moment de faiblesse tombe dans l'eau grise.

Je suis amorphe. Mes veines sont l'hôtesse du lotus. Le pavot fait sombrer l'épave de mes pensées sous des baves opiacées. Des pétales blancs se noient dans l'obscure indifférence.

 

 

 

 

Quelques hommes en blanc s'étaient penchés sur moi. Une odeur de javel me sortait des étoiles. En véritable rock-star, j'étais soulevé du brancard par cette foule et je slamais, transporté par les mains qui m'idolâtraient. Et comme une rock-star mon sang regorgeait de plaisirs laiteux.

Pendant que le scalpel me quadrillait le ventre, la chevelure noire d'Emma me caressait le visage. C'est dans les draps de Morphée que j'atteignis un lagon de clairvoyance : tous mes premiers projets chez Elaq étaient liés au coup de foudre Emma.   

 

Les fils suspensifs absolument invisibles, qui donnent l'impression que votre composition florale est suspendue aux vents, je les dois à sa fleur dans les cheveux que j'ai vue voler à notre première rencontre.

 

Le projet Hybrides, ce sont les teintes du stylo avec lequel elle joue - le Bic qui donne le choix des couleurs depuis la même tige.

 

Quant au dossier Cyrus, il est né en moi lorsque j'ai découvert le panache de boucles sombres qui suivait sa tête. Ainsi la vision d'une machine à fabriquer des nuages se développa en moi. N'en déplaise à Pasquier, je sais que cette boîte sans autre intérêt que de donner des formes à un petit nuage séduira les âmes de poètes. Le type qui a créé le tube à faire des bulles a bien dû se confronter à l'inutilité de son invention, lui aussi...

 

Certains penseront que ces rapprochements m'ont été dictés par la came éliée qui me capitonnait les globules rouges, mais déjà à Strasbourg je prenais doucement conscience de l'influence d'Emma sur mon travail.

 

 

 

 

Une ondée d'étamine saupoudre la coupole molle d'un pétale. Quelques feuilles résistent à l'attraction du temps qui fane. Certaines fleurs peuvent renaître de leur dépérissement. Ces camélias que ma mère a amenés ont avant tout besoin d'eau fraîche.

 

 

 

 

Je me suis réveillé, le coaltar retors, et ma mère lisait patiemment un roman de Vargas à côté de mon lit.

 

"- Mais quelle idée tu as eue mon fils ?

- Comment ça ?

- Faire une crise d'appendicite, tout d'un coup...

- Je ferai mieux la prochaine fois. Je la ferai par étapes.

- Mais tu nous as fait peur, c'était quasiment une péritonite ! Il s'en fallait d'un rien. Tu n'as rien senti avant ?

- Juste le matin même.

- Tu vois, tu aurais dû immédiatement consulter ! C'est quand même pas compliqué ! Tu es trop laxiste en ce qui concerne la médecine. On dirait que tu as peur des docteurs : ils ne vont pas te manger ! Tu dois consulter. Il y en a assez qui abusent de la Sécu ; il ne faut pas hésiter à... Felix ? Felix ?"

 

La feinte de l'évanouissement. Vieux fantasme, trente ans d'âge, que j'eus enfin l'occasion de déboucher.

 

Les yeux fermés, l'image de Vincent me revint. Le couteau à la main à la recherche d'une pomme qu'il avait oubliée quelque part. La lumière chaude de la serre. Mes soupçons d'agression physique que j'allais écarter sur le post quand la douleur me mordit. L'air décontenancé de Vincent qui ne savait pas comment réagir. Sa bouche en O et sa voix qui se cassa en appelant à l'aide.

Je revis aussi le message sur son bureau. Saurai-je analyser sa réaction, en différé ?

 

 

 

 

Les temps sont durs pour l'inutile. Regardez l'appendice : la nature nous l'a laissée se développer dans le bide sans but. On finit un beau jour par en faire l'ablation. Et les fleurs, à quoi ça sert au fait ? Bientôt peut-être les trouvera-t-on seulement au musée, dans des bocaux. Avec cette petite étiquette : Appendice de terre aperçu jusqu'au XXIème siècle.

Un téléphone a en moyenne 152'853 fonctions, y compris le fait qu'on peut l'éclater par terre en soulagement. 152'853 fonctions que je détaillerai lors d'un prochain post. La fleur n'en a qu'une : être jolie. La fleur ne fera jamais le poids.

 

Je distingue dans le bouquet les périanthes les plus vifs, le vert encore uni. Il reste un peu vie dans ce bouquet de quatre jours. De la sève.

Une capsule Biocap indiquerait "excès d'irrigation : 146%".

Une capsule Biocap indiquerait "manque de potassium - ajout 0.8 grammes. Commander chez Elaq.com cliquez ici". 

Une capsule Biocap indiquerait "estimation durée de vie : 0 jours" 

Debout ! 

Je vais sauver ce qu'il y a à sauver.

 

 

 

 

 

 

CARTE-GRAPHE-HIC

 

 

Dans les oreilles : Cold war kids "Hospital beds"

 

J'ai remercié Dieu. Je l'ai vraiment fait ! Athée reconnaissant, je lui ai baisé le bout des pieds, la tête au-delà des nuages.

 

Encore crucifié sur mon lit d'hôpital jusqu'à demain, les visites des proches ont rempli ma jauge d'ego. Mais deux m'emballèrent particulièrement. D'abord celle du Cous' :

 

"- Salut Felix tu vas mieux j'ai pensé à t'amener mon netbook je me suis dit que ça te servirait pour tes histoires de blog tout ça là. Bon je fais pas long je te laisse je suis garé comme un cochon et je suis attendu chez Laura ! Ou Laurie, je sais plus bye Cous' !  

- ... 

- On fera une fête pour ton retour ! cria-t-il depuis le couloir.

- 'rci"

 

Gilles a en horreur tout bâtiment lié à la médecine. Herpétophobie ciblée sur les serpents du caducée. Il frémit devant une blouse blanche, compense par les nuits blanches. Sales histoires avec sa mère, du genre qu'on peut imaginer... Je ne pensais pas le voir pointer sa barbe de deux jours ici. Je sais comme ça a pu lui coûter. L'aspect expéditif du passage n'enleva en rien la force de sa touchante attention. Ainsi ai-je pu recommencer à écrire hier.

 

Un peu plus tard, Banjo et Vincent sont venus. Vincent était aussi charmant et amical que d'habitude avec moi ; je m'étais de toute évidence monté la tête à son sujet, ce qui était une bonne nouvelle. La mauvaise étant que je m'étais éloigné de la véritable identité de celui ou celle qui me menaçait de mort. Cela me démangeait autant que ma cicatrice de lui parler du papier laissé sur son bureau, mais seul à seul.

 

Banjo avait l'air aussi à l'aise qu'un curé dans un bordel. Pas plus compatible avec les hôpitaux qu'avec l'informatique. Il me tendit une enveloppe et une boîte empaquetée, enrubannée, froufroutée.

 

"- Surprise. C'est du chocolat.

- Tu as bien fait de lui dire Banjo. Il faut lui éviter les émotions fortes.

- Il s'imaginait pas que c'était une combinaison de ski, de toute façon." 

 

C'était étrange de voir mes collègues dans un autre contexte que le bureau. Ils me relatèrent les dernières nouvelles d'Elaq, laissèrent un seul praliné dans la boîte et me quittèrent à l'heure terrifiante de "Questions pour un champion". Alors que je répondais à haute voix au frisé hystérique de la télé, je décachetai l'enveloppe et découvris une carte de convalescence. Dix ou quinze dédicaces. Une série de petites phrases banales inspirées les unes des autres, qui à force de voir leurs mots intervertis étaient les clones de la première. Pourtant j'étais ravi de ces témoignages de mes proches collaborateurs.

 

Puis je l'ai vue. La signature élancée, élégante et pleine sous ces quelques mots inespérés : "Reviens-nous vite..." Quatre lettres : E.m.m.a.

Après un temps d'absorption et de jouissance de l'information d'environ une minute, le lit m'éjecta. Je jetai la télécommande et ne la trouvai plus jamais. Ma cicatrice tenta bien de me rappeler à l'ordre en voulant imiter mon sourire béat, mais je dansai la gigue sur le lit en conspuant la douleur. Roulai les bras, reroutai les pieds !

 

Seuls les employés du plateau m'avaient écrit... et Emma ! Superbe signe. Dansons ! Dansons !

 

La porte s'ouvrit. Je me jetai brutalement à l'horizontale afin que l'infirmière ne me découvre pas en plein cabotinage. Le choc me mitrailla le ventre. Atterrissage de plomb, "jonc rompu" le nom de la figure. C'était au tour des points de sutures de retenir un fou-rire à gorge déployée. Le matelas n'en finissait pas de rebondir. L'air faisait gronder les draps. Regard pointu de l'infirmière. Je rattrapai un cri du bout des dents. Et serrai, serrai. A la télé Julien Lepers disait "Je suis ? Je suis ?"

 

"- Un vrai con...

- Pardon monsieur ?

- Non rien.

- Je vous ai apporté votre repas."

 

Repas qu'on aurait juré préparé par le cuisinier de la cafétéria du bureau. Je la remerciai d'un rictus. Plus, je ne pouvais pas. Je posai la carte au trésor de façon à ce qu'elle trône. Et en dépit des lancements ascendants dans les replis de ma balafre, je baisai les orteils du Seigneur.

 

 

 

 

Allez savoir comment une telle idée est venue me pêcher les paupières à la ligne, en pleine nuit... Encore une histoire de sous-marin probablement. Je réalisai qu'il manquait une signature sur la carte, et pas des moindres. A 3h30. Mon chef n'avait pas signé.

Un sale doute me taquinait la rétine et je rouvris la carte bénie.

"Reviens-nous vite..." Quatre lettres : E.d.d.y.

Je vis le stylo d'Eddy effleurer la carte et filer vers un autre dossier, je vis mon chef apposer sa signature dans la hâte, déformer son écriture dans la précipitation, raturer son y.

Il n'y a jamais rien eu d'Emma.

Lire ce qu'on a envie de lire...

Je repensai aux pieds de Dieu et d'un revers de main m'essuyai la bouche.

 

 

 

 

 

 

ENVOYER

 

 

Dans les oreilles : Nada surf "Slow down"

 

 

Vous avez 459 nouveaux messages.

Je passai toute la matinée de mon retour à éliminer ces mails plus prolifères que le mouron blanc. Une petite sortie à midi allait me faire grand bien. Même si ma cicatrice me tirait un peu la peau du ventre, marcher jusqu'au marchand de crêpes était une bonne manière d'éparpiller la concentration accumulée. Escorté par Vincent et Banjo, je respirai l'air frais. Enfin ! J'étais venu en transport en communs, le scooter étant peu conseillé pour mes chairs triturées. Entre l'air saturé des bus chargé d'haleines caféinées, et celui aseptisé de la chambre H, mes poumons s'étaient atrophiés.

 

Banjo passa devant les plantations de l'entrée et ne résista pas à jouer avec la mousse espagnole de Marie. Il se l'enroulait en écharpe.

 

"- Là on est bien. Là ça sert à quelque chose.

- Cesse, Banjo, cesse !

- J'en prendrai qu'un bout ! Pour le cou !

- Marie te le tordra, prédit Vincent.

- Marie et son teint de patate ? Ca me fait pas peur !"

 

Mais Banjo avait toutefois lâché la liane et nous parcourions les trottoirs sans vie du quartier industriel. Déco Peugeot, parfums d'asphalte, le chant des travaux...

 

"- Encore qu'on peut se blesser avec une patate. Saviez-vous qu'un homme s'était coupé le doigt avec une pomme de terre ? Le type avait si bien aiguisé sa frite qu'elle en était coupante ! Il a failli perdre son doigt. Un comble : il fait attention à son couteau et c'est la frite qui le trahit !

- Qu'est ce que c'est que cette légende urbaine ?

- Aucunement mon cher Merlin ! Du véridique, rien que du véridique. Je crache dans ma main, la lève et jure ! Je connais le type qui habite à côté du cousin du médecin qui a recousu le malheureux. Diagnostique du médecin : la vitesse est la cause de tout. Monsieur Patate était trop pressé. Son coup de lame était si franc que l'arête de la frite était effilée comme jamais dans toute l'histoire de la pomme de terre. Un moment de précipitation, et zip !

- Délirant...

- Imaginez une patate bien froide... Moi j'y crois. Et si je devais trouver une moralité à cette histoire,...

- ... ce que personne ne t'a demandé...

- ... c'est que nous allons trop vite ! Nous devons ralentir. Un précepte que je vais mettre en application pas plus tard que tout de suite.

- Voilà le genre de décision que Miranda, plutôt que toi, devrait prendre, remarquai-je.

- Oui ! Banjo et moi avons pris un café avec elle ce matin. Elle a enquillé trois expressos pendant qu'on en prenait un. Speed ! Et quand je lui ai demandé où elle préférait faire du shopping, elle m'a cité trois noms de prestataires de service et un graphiste."

 

Nous marchions d'un bon pas. Panneaux Ripolin, vestiaires de chantiers, un groupe au loin...

 

"- Banjo était mort de rire. Je t'ai repéré : tu as failli recracher ton café. Pas vrai ?... Banjo ?"

 

Vingt mètres derrière, il décomposait ses gestes. Avançait par essai. Le pas choloepus collé au sol, la tête dans la canopée, notre unau nouveau-né se ménageait. Au ralenti. Tout doux...

 

"- Qu'est ce que tu fous ?

- Je revois mon rythme. A la baisse.

- J'ai l'appétit à la hausse !"

 

Un gargouillis illustra ma plainte mais n'encouragea pas sa démarche apathique.

Le groupe repéré au loin était maintenant devant nous, sur le même trottoir. En éclaireuse, Mag, les pensées enfouies sous son casque. Un peu derrière, quelques ouvriers du coin.

De la panique agita les mouvements emmêlés de Vincent. Il tira ma manche, hésita, relâcha, me fit signe de traverser. Benjamin quant à lui avançait toujours tranquillement. Très. Tranquillement :

 

"- Ra...

- Viens Felix on traverse !

- Tu as vu un fantôme ?

- ...len...

- Mais non, mais autant gagner le bon côté.

- Tu as une ex parmi tous ces mecs ?

- ...ti...

- Très marrant.

- Ok. Mais il faut d'abord bouger Banjo. Banjo, bouge !

- ...ssez !"

 

Nous avons donc pris l'oblique et le trottoir voisin, redonnant une dose de sérénité à Vincent. Il ne me répondit pas quand je l'interrogeai sur cette soudaine agitation. Il regardait Banjo marcher au milieu de la route. Ou plutôt la version vieillarde de Banjo. Un camion s'arrêta devant le petit bonhomme du chemin. Le conducteur le klaxonna du regard, puis le fusilla du regard, puis le klaxonna pour de bon, puis... Avant que le drame arrive je l'attrapai par les épaules et lui fis dégager le passage.

 

Caravane en manque d'essence, nous avons traîné notre ami en panne d'effervescence jusqu'aux crêpes. Il finit de paître sa gruyère-épinards-pistaches vingt minutes après nous. 

 

Au retour, il fallut à nouveau franchir la route, ce qui aurait pu s'avérer épique. Etrangement, le rythme englué de Banjo décolla quand la voiture de Philippe Pasquier - qui n'avait même pas le bon goût de rouler en mastodonte Range Rover comme je l'imaginais, mais avec une élégante Saab qui ne me permettait pas de le conchier - s'arrêta pour le laisser passer.

 

"- Ah ! Là on accélère, on fait moins le malin ! fit Vincent. 

- Bien au contraire. Vous constaterez que je l'ai fait ralentir. J'impose mon rythme au monde !"

 

 

 

 

Magré les facéties de notre clown et néanmoins collègue, je n'eus pas l'occasion de discuter avec Vincent en privé. En fin d'après-midi, j'hésitai à lui envoyer un message pour lui expliquer les circonstances du petit mot de menace qu'il avait dû trouver.

 

Talons - coeur serré - raideurs. Le réflexe Emma Pavlov. Je me massai la nuque, tel le travailleur harassé, et en profitai pour pousser mes pupilles au plus loin du coin des joues pour saisir quelques brindilles d'Emma. Quelques feux de paille...

 

Et si je lui écrivais ? L'idée fut ramenée comme mes yeux distordus reprenaient douloureusement leur place. Il fallait juste trouver un bon prétexte ! J'en listai un bon nombre mais ne vous relaterai que les plus pertinents :

 

- M'inventer un problème professionnel que les Ressources Humaines pourraient résoudre. Demande d'avance de salaire ?

- La faire saliver en lui proposant simplement de partager les sardines annoncées au menu de demain.

- Lui écrire que j'ai trouvé un chouchou de cheveu en forme de fleur qui doit lui appartenir.

- Lui demander si elle n'a pas trouvé un chouchou de cheveu en forme de fleur qui doit m'appartenir.

- La choquer en lançant une lettre d'insultes qui lui reproche son amorce de pas trop exubérante.    

- Envoyer un mail à Emma originellement destiné à Eddy, en faisant croire que je me suis trompé de ligne de destinataire.

 

Celui-ci me donna ma seule idée correcte.

Je consultai l'annuaire en ligne de l'entreprise. Il n'y avait qu'une seule Emma au siège d'Elaq et je découvris son nom de famille. Jusque là son prénom me suffisait, il était assez plein de vie et de fantasmes. Je trouvai presque dommage qu'elle ait comme tout le monde un patronyme. Trop concret pour la déesse Emma. En même temps, cela la rendait atteignable.

Emma Vella

 

J'entamai le mail à 17h30, le bâclai vite fait pour l'envoyer après une petite relecture. Spontanéité.

Donc à 19h10, j'envoyai ceci :

 

 

Bonjour Emma,

 

Je tenais à te remercier pour ton petit mot d'encouragement sur ma carte de convalescence. Ca fait chaud au coeur de se sentir soutenu par ses collègues ! C'était une attention charmante...  

 

En espérant qu'il y aura bientôt d'autres apéros pour qu'on échange plus longuement ! :-)

Je te souhaite une belle soirée.

 

Felix

 

 

 

Je sais, je suis un imposteur. Je vous avais prévenu.

C'est comme ça que ça marche, c'est la jungle, pas de scrupules. Felix Laitier, né en 1978, de nationalité latin lover.

 

Je cliquai sur "Envoyer/Recevoir".

 

 

 

 

 

 

RECEVOIR

 

 

Dans les oreilles : Metronomy "Some written"

 

 

 

J'aimerais comparer la séduction à une danse d'oiseaux tropicaux, à un manège sépia qui se joue des sept dimensions, à des langues à un mot de s'embrasser, mais en grand romantique je l'assimilerais plutôt à une commande au fast-food ; on doit y faire des choix cornés d'avance, piler des montagnes de dilemmes à la lime à ongles.

 

Face à la dame en casquette rouge qui sent l'huile, il faut décider son estomac révulsé par la fourmilière de sourires gras à manger sa laitue à l'étuvée plastique sur place ou loin, très loin d'ici. Jusque là c'est facile.

 

Un peu comme de recevoir une réponse d'Emma à un e-mail. Y répondre ou pas ?

L'évidence...

 

Ensuite la dame va vous demander si vous souhaitez un menu ou non. Calculs matheux piteux, une minute pour choisir comme tout le monde : on prend tout le lot ! Normal ou grand ? La sauce orange ou bleue ? Des frites ou des potatoes ou light le coca ? C'est ça, mettez-moi un rhum-coca et des cacatoès, ça ira très bien !

C'est là qu'on sniffe neuf nuggets, qu'on regrette. Mais l'épreuve de la commande franchie on ne revient pas en arrière. Seuls les ados masos et les anciens employés McDo ont la force d'Orphée.

 

 

Et moi, dans combien de temps dois-je retourner cet e-mail ? Trop tôt : l'affamé. Trop tard : tordu. Et quel ton prendre ? Le "bonjour" n'est-il pas trop cérémonieux, ne vaut-il pas mieux se rabattre sur un banal "salut" ? "Hello" est atroce à l'oral mais passe à l'écrit - il y a des mots comme ça, comme "sapristi". La longueur est également à étudier, car il ne faut pas faire trop long ; c'est intimidant, c'est envahissant ! Trop court paupérisera l'échange. Le pire étant une longueur banale, que reste-t-il ? Surtout, quelle conclusion donner pour poser des rails au dialogue ? 

Passer les mots au tamis. Veiller à ne pas divulguer de vulgarité. Disséminer des photons qui accrochent l'oeil. Faire d'un simple mail une petite pièce. Des phrases à reluire.

 

Je mets trois fois plus de temps que quiconque pour passer commande au roi du burger. Je mis près d'une heure à répondre à ceci :

 

 

Salut Felix,

 

Je suis

 

 

 

Et c'est tout.

08h59.

Re : Merci.

Quatre mots, une virgule, un espace. Et ma jubilation qui s'essouffle de chevaucher de scabreuses théories. J'hésitai entre moquerie de sa part, mauvaise manipulation, problème technique, charade, intervention divine... Sens caché ? Non. Si, de vains codes du Vatican !

 

Dix heures plus tard pour moi, dix minutes pour elle, je reçus un autre message d'Emma Vella.

 

 

 

Salut Felix,

 

Ooops, désolée, tu l'auras évidemment compris : j'ai fait une mauvaise manip'.

 

Je suis ravie que tu ailles mieux !

 

Et je te réponds "de rien". Mais littéralement de rien, parce que je n'ai pas signé ta carte ! :-) Non pas que je ne l'aurais pas fait si toutefois quelqu'un me l'avait présentée.

J'imagine qu'il peut s'agir de la signature d'Anna, la réceptionniste... 

Navrée, donc, mais il y a une confusion. Celle-ci aura eu le mérite de me permettre de te souhaiter au moins un bon retour parmi nous !

 

Bonne journée.

Emma

 

P.S. : les apéros ne manquent pas chez Elaq ! On aura en effet l'occasion d'échanger plus longuement.

 

 

 

J'avais pourtant du mal à apprendre les poésies de Madame Joly ; étrange comme ces quelques phrases ont naturellement imprégné ma mémoire. Peut-être le fait de les avoir relues vingt-et-une fois aida-t-il...

J'étais à l'aise dans les études de textes de Monsieur François. Il m'aurait mis aujourd'hui 20/20 pour la qualité, la variété et l'effervescence de mes analyses. Je soupesai chaque mot, soulevai chaque syllabe afin de vérifier quel second sens pouvait se cacher sous la roche de son verbe. Il me fallut pourtant admettre qu'Emma s'était contentée d'une réponse logique et polie.

 

Imposteur, je me sens... Mon astuce de petite facture recouvrait son costume un peu minable. Oublions l'entrée des artistes, je suis passé par un trou de souris. Enfin, malgré l'arrière-goût d'arrière-porte, j'y suis. Au sein d'un échange écrit avec cette fille spectaculaire, le seul possible pour moi puisqu'il semble évident que face à elle ma bouche ne filtre que le navrant.

 

La fleur au clavier, j'allais lui faire une réponse drôle et tendre, évitant les poncifs, effaçant le moindre soupçon de drague. Un message qu'on amarre, qui donne envie d'embarquer.

 

 

 

Très chère Emma,

 

Pardonne-moi cette confusion ! Dommage car je n'ai que peu d'atomes crochus avec Anna et me sens proche de toi, d'instinct.

 

Mais nous pourrions forcer le destin en organisant nous-mêmes un petit apéro ? Qu'en dis-tu ?

Et on pourrait finir la soirée avec un Happy meal ! Lol !

Et après... who knows ?

 

Fougueusement

 

Felix

 

 

 

Voilà ce que je devais éviter. A priori.

 

Au fast-food, j'ai beau me concentrer, j'oublie toujours quelque chose une fois creusé mon chemin parmi les mioches, une fois posé sur la table rouge où sèche la frite du précédent gastronome. Les serviettes, une paille... Je n'ai pas pris la mayonnaise.

Quand j'ai cliqué sur "Envoyer", les ingrédients manquants m'ont sauté aux yeux : pas de question précise qu'une réponse essuierait, humour peu inspiré... La mayonnaise ne prenait pas.

Mais le train était parti, avec ou sans les rails que j'avais prévus. Plutôt sans :

 

 

Salut Emma,

 

C'est moi qui suis navré de cette méprise. J'espère ne pas t'avoir mise mal à l'aise ! Mes yeux ont dû faire un lapsus...

 

Finalement considérons que je t'ai remerciée par avance pour ton voeu de "bon retour" ! ;-)

 

Enfin, avant cela tu ne savais peut-être pas que tu travaillais dans la même boîte que Gaston Lagaffe ?

 

Et si jamais il y a un apéro planifié, tu peux me faire signe : je suis toujours partant pour les petits fours (les gros aussi, mais c'est une autre histoire !).

 

Très belle journée...

 

Felix

 

P.S. : je vais mener une enquête pour savoir qui clone ta signature ! Je te tiendrai au courant...

 

 

 

Je n'eus pas d'autre mail d'Emma.

 

 

 

 

Je suis descendu du bus. En face, un Starbucks Coffee. Des effluves autres que celle de la déception. Oui un petit dernier pour ne pas s'endormir sur mon ordinateur ce soir...

 

"- Un café s'il vous plaît.

- Oui, quelle taille vous ferait plaisir ?

- Petit... Normal, quoi.

- Un arôme noisette ? Ou cannelle, c'est la sélection de Noël.

- Whisky si vous avez. Sinon normal.

- Oh non, on n'a pas whisky ! Est-ce que vous souhaiterez un supplément lait ?... Monsieur ?... Monsieur votre café !"

 

 

 

Sommeil...

 

 

 

 

 

 

FLIP SCREEN

 

 

Dans les oreilles : Keane "Try again"

 

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A ce jeu de Flipper, à tous les coups je perds.

 

 

 

 

 

 

ANALYSES DIURNES

 

 

 

Dans les oreilles : Fountains of Wayne "Sink to the bottom" 

 

 

La salle du labo d'Elaq sert à tester certains spécimens, en particulier leur résistance à la logistique commerciale. Ahmed est responsable de toutes ces analyses scientifiques terminales. Si ses conclusions ne sont pas bonnes, il peut abattre des deals de dizaines de milliers de billets pour n'en laisser qu'une souche. Autant dire que John et lui ont manqué se déraciner le cuir chevelu plus d'une fois. PeF serait prêt à vendre des bonsaïs avec date de péremption. Ahmed a une moue de doute dès qu'il tire une feuille de son sommeil ; pour lui pas un arbuste ici ne vaut les glorieux palmiers de son Maroc natal.  

 

- "Foutu pointilleux ! pestait PeF. Je me demande bien pourquoi les français ont inventé l'expression "travail d'arabe", shit !"

 

La langue du britannique et la porte claquèrent de concert. La voix d'Ahmed, d'abord sourde, prit une cambrure noble lorsqu'il rouvrit la porte du labo.

 

-"Si tu veux vendre de la merde, vends-en, en conserve même si tu veux, mais laisse le Végétal à ceux qui aiment ça!"

 

Témoin gêné, j'allais m'éclipser mais Ahmed insista pour me montrer le fruit de la discorde. Il me tira le bras et me fit descendre les marches de son antre. Je fus surpris de trouver Mag dans cette ambiance tamisée percée d'une seule petite fenêtre, tripotant pipettes, éprouvettes et fioles. Un sourire béat avait fait intrusion sur son visage.

 

 

"- Je kiffe comme tu l'as cassé ! Mortel. Sûre qu'il est allé pleurer chez Eddy.

- Qu'il y aille ! Il pourra pleurer que de la Guiness de toute façon. Gros sac !

- Grave.

- Regarde Felix. Regarde la merde qu'il veut mettre en magasin."

 

Deux oliviers cadavériques se faisaient face dans une vitrine sale. Les odeurs de terre humide et d'engrais me forçaient le nez. Je voulais sortir d'ici et pour cela donnai raison au laborantin avec conviction. Mais il me tenait par les épaules, me montrait chaque branche rachitique. Et celle-là. Et celle-là...

 

"- Hors de question que je laisse passer ce lot. On ne va pas se vautrer dans la médiocrité ! Regarde ces bourgeons rabougris."



Mag était comme un poison dans l'eau ; elle déplaçait tout, vidait des liquides dans un entonnoir, pesait son tabac sur la balance électronique, feignait de boire le contenu d'un tube à essai, ou pickpocket, piquait des pâquerettes. Ou malaxait de la mousse, tiquait sur sa texture.

 

Elle furète à ma droite, elle tâte, à ma gauche, touche-touche.

 

"- C'est quoi ce bouton ?"

 

Touche-touche. 

C'était le vaporisateur.

Penché dans la vitrine, je pris ma seconde douche de la journée. Habitué à ménager ma cicatrice au ventre, je n'avais même pas bronché ; de la tête à la taille, trempé.

Face à leurs rires je ne sus que les imiter. A l'intérieur, des images autres défilaient, où je passais la tête blonde de Mag au pesticide.

 

Je sortis dégoulinant du labo, remontai les marches suivi de l'hilare pétasse qui s'était excusée auprès d'Ahmed de l'abandonner plutôt qu'à moi de m'avoir aspergé d'eau.

Vincent passa à ce moment et fit trois pas de côté. Et un ridicule petit gémissement. Il accéléra le pas, la panique ! Comme moi il allait aux toilettes. Mag toujours sur mes pas, j'ouvris la porte.

 

"- Tu veux de l'aide ? demanda-t-elle finalement.

- Pas là, non..."

 

 

 

 

Je m'essuyai grossièrement. Vincent était à l'urinoir de droite. Comme tous les hommes socialement constitués, je laissai un espace et pris celui de l'extrême-gauche.

 

"- Qu'est-ce qui te prend Vincent ? C'est la deuxième fois que je te vois perdre le contrôle... Des soucis ?"

 

Il baissa la tête et se reluqua l'intimité.

 

"- Tu parles de ma... ?...

- ... Non ! protestai-je.

- Ah parce que comme j'ai du mal à pisser quand il y a quelqu'un...

- Pour ça j'ai la même prostate... Non je parlais de tes sursauts d'angoisse, déjà l'autre jour sur le trottoir.

- Ah ça..."

 

Barnabé poussa la porte et se glissa entre nous deux, la braguette lourde, le soulagement ahané.

 

"- Ca va les gars ?

- Bien.

- Super."

 

Il nous regarda à tour de rôle en se fouillant le caleçon dans le sens trigonométrique.

Silence céramique.

 

"- Ca vient pas ?

- On fait une deuxième tournée, dis-je."

 

Regard de travers, mains dans les poches, il repartit sans mot dire.

 

"- Alors ? Raconte.

- Mais c'est l'autre psychopathe, là !

- Qui ?

- Elle me fout la trouille, sérieux.

- Mais qui ?

- Mag !

- Mag ? Mais pourquoi ?"

 

PeF poussa la porte et se glissa entre nous deux, la ceinture tintant, le jet mousseux.

 

"- Ca va les gars ?

- Top.

- Nickel.

- Il fait chier le pur-sang arabe, pas vrai ?"

 

Je haussai les épaules pour toute réponse. Il plia les jambes pour ranger ses affaires.

Silence sanitaire.

 

"- Tenace, la dernière goutte, hein ?

- Surtout quand la gouttière est bien charpentée, dis-je."

 

On entendit son rire même à travers la porte. Je me tournai vers Vincent.

 

"- Et donc ?

- Tu vas pas le croire. Le soir où tu as eu ton appendicite j'ai reçu une menace de mort sur mon bureau. Il n'y avait plus qu'elle à ce moment-là : je sais que ça vient d'elle. Cette folle veut me faire flipper !"

 

Les bras m'en tombaient, je lâchai prise.

 

"- Vincent, tu analyses mal, tu vises complètement à côté de la plaque ! C'est moi qui t'ai posé ce papier !

- Tu sais plus où tu pisses, là !"

 

Marie poussa la porte et ouvrit une cabine, le poing sur la vessie, les lèvres pincées.

 

"- Marie, tu es chez les hommes, signala Vincent.

- Je sais. Je peux pas aller plus loin. Faites comme si j'étais pas là !

- Facile à dire..."

 

Sa chasse.

Silence coriace.

 

"- Encore là ? fit-elle en se savonnant les mains.

- On profite de ce moment d'intimité, dis-je."

 

Puis je pris mon courage à deux mains (correction : une seule, l'autre étant prise) et pus enfin expliquer à Vincent la situation, du cycas jusqu'à mes soupçons grotesques m'ayant poussé à le provoquer. Quand j'eus fini, jaillirent de concert bien des délivrances.

 

Banjo poussa la porte et se glissa entre nous deux. Gestes malhabiles, temporisation, la mèche renfrognée.

 

"- Je sais pas comment vous faites. Moi ça me bloque quand il y a quelqu'un à coté.

- Facile.

- Tranquille."

 

 

 

 

Le lest lâché, je sortis encore un peu humide mais plus léger. Devant la verrière, je croisai la belle hispanique en discussion avec une collègue. Suite à notre échange écrit, je me permis un regard et un sourire plus prononcés que d'habitude. Naissance d'une complicité... Je crus lire dans ses lèvres relevées un clin d'oeil. Fort d'un vague espoir, je retournai à ma boîte e-mail. Désespérément vide des mots d'Emma.

 

 

 

 

 

 

CTRL+H

 

 

Dans les oreilles : Stuart A. Staples "Shame on you"

 

 

On s'emmitoufle. Les vents glacés reprennent les rênes de l'hiver, bientôt ils nous fouetteront. Jusque-là décembre semblait avoir été débordé par la Méditerranée. L'automne indien. Il est de bon ton de dire que c'est inquiétant et mauvais pour la planète. Mais moi, le bon ton... Je me pavanais devant ces derniers rayons mielleux du soleil.

Je ne parviens pas à m'émouvoir des alarmistes. Le changement climatique, c'est comme l'économie ou le progrès : trop gros pour moi. Comme dans ces dessins animés où le héros évolue sur une île sans se rendre compte qu'il a en fait échoué sur le dos d'une baleine géante, je ne peux pas voir les contours, alors je me contente du petit champ de vision qui m'arrange. Et j'éteins la télé à 20h30, quand Catherine l'aborde. Se protéger de l'effroi, une autre manière de s'emmitoufler.

 

Bravant le gel et les recommandations de mon chirurgien, j'ai repris mon scooter. Dans les rues défilait une peuplade de bibendum. Ma fée verte entaillait la grisaille. Dernière ligne droite avant le parking d'Elaq, j'aperçus à travers ma visière la silhouette bourrue de Banjo. Les mains dans le dos, le corps penché dans son gros blouson kaki, la mèche bringuebalant, il longeait l'enceinte murée du bâtiment.

 

Vive incartade, je grimpe sur le trottoir et mets Banjo dans la ligne de mire de mon guidon. Pouêt-pouêêêt, fait mon klaxon. Je lui taille un short.

 

"- Olé !"

 

Certainement pas le gag de l'année. L'inspiration aussi peut rester engoncée sous les couches de frilosité matinale. Mais voir sursauter lourdement Banjo fut un de ces petits plaisirs simples qui lancent une journée.

Une fois garé je retrouvai mon collègue sous le saule pleureur, plongé dans des narcisses, penché sur des pensées. Le froid me poussait à l'intérieur mais pas sans l'avoir taquiné une nouvelle fois. Je fouillai dans mes poches tandis que Banjo restait recueilli sur les fleurs à l'entrée. Vingt centimes feraient l'affaire. Pichenette. Comme ma clope le premier jour, avec une pièce dans le rôle du mégot.  

 

"- Tenez mon brave ! Et vous me ferez les abords, ça laisse un peu à désirer !"

 

Je ne lui laissai pas le temps de réagir et pouffai en usant de mon pass pour entrer.

 

 

 

 

Je m'installai à mon poste la souris badine, une décision au bout des tendons : j'allais utiliser mon joker. La conversation avec Emma était arrivée en bout de quai. A la mode SNCF, je changeais de programme. Mon plan B : mon P.S. ! J'avais promis à ma correspondante de la tenir au courant de l'avancée de mes recherches quant à la signature de la carte. Il suffisait d'antidater mon déclic à l'hôpital concernant la griffe d'Eddy.

 

Je torchai l'affaire en deux petites heures. Allez, à peine trois :

 

 

Salut Emma,

 

Chose promise, chose sue !

 

J'ai finalement découvert à qui appartenait la signature effrontée que j'ai crue être la tienne ! ;-) Et le gagnant est... mon chef ! Et oui, de Eddy à Emma il n'y a que 3 pas qu'il a aisément sautés. A son écriture, je dirais qu'Eddy aurait pu être médecin.

 

Voilà, fin de l'enquête. Je ne sais pas trop à qui facturer mes honoraires. Si tu as une idée... :-D

 

A part ça, j'espère que tu vas bien et que le week-end qui se profile ne se fera pas trop attendre.

 

A bientôt !

Felix

 

 

Absorbé par mon réassort et la conception de ce message, je n'avais même pas prêté attention à Benjamin. Il ne m'avait étonnamment fait aucune remarque sur mon chahut matinal. Avais-je salué Vincent à son arrivée ? Et Ericka ? Pas la moindre idée. Je décidai de relire mon mail de reconnexion une dernière fois avant de l'envoyer.

 

Ô clic ! Suspends ton vol... Ambigu aléa fait d'ubiquité, Banjo passa la porte de l'open-space dans son blouson kaki. Rien de bien fantastique, excepté qu'il était déjà assis à côté de moi, grimaçant sur un nouveau logiciel d'il y a cinq ans. L'autre Banjo jouait avec une pièce de vingt centimes, la faisant pirouetter dans sa paume. Double salto. Triple lutz.

 

"- Messieurs dames bonjour !"

 

Au son de ce tonitruant salut, Eddy surgit de son bureau et rejoignit le blouson kaki. A y regarder de plus près, les traits derrière la mèche étaient un peu bouffis. Je décelai l'hyper lippue lèvre. Le nez plus épaté. Le plus épatant étant que c'était une femme. Pas n'importe laquelle...

Je vécus à nouveau mon arrivée à Elaq et sentis aussitôt le thermostat de mes joues monter à cent-cinquante degrés. Je fixai mon clavier, les paupières punaisées.

Ctrl+H. Rechercher un mot et le substituer. Ma mémoire se prêtait à cet exercice : remplacer "Banjo" par "la Directrice Générale".

 

Dans ma tête résonnait un effroyable pouêt pouêt. Comment avais-je pu les confondre ? Sous les couches de vêtements et de cheveux il y a avait une ressemblance, et je n'avais croisé la Directrice qu'une seule fois, celle-ci se faisant rare. Mais les boucles d'oreilles, deux gongs dorés, auraient dû me mettre sur la voie...

 

 

"- Je voulais vous souhaiter un bon courage pour cette dernière ligne droite primordiale. Je pars maintenant en magasin donner un coup de main, soutenir les équipes de vente, et vous invite à faire de même si vous en avez le temps. Eddy va vous briefer sur les détails techniques de ces déplacements."

 

Salto arrière de la pièce. Double axel.

 

"- Si vous avez des questions, n'hésitez pas à le klaxonner. Je sais que certains d'entre vous n'hésitent pas à le faire."

 

Vrille dans l'axe. Flip flap.

 

"- J'en profite pour dire que j'ai bien fait les abords comme cela m'a été demandé. A bon entendeur."

 

Double salto. Triple loose.

 

Avec son petit air de crapaud, la Directrice nous scruta. 180° d'ironie, de suspicion, de jubilation. Du bout du pied, je poussai mon casque sous le bureau. Eddy et mes collègues ne comprenaient rien à la situation. J'étais le seul à avoir l'honneur de savourer ce petit échange privilégié. Avec un peu d'adresse, elle ne me reconnaitrait pas... En deux roues, moi ? Un dernier coup de pied : le casque roula dans l'ombre, trop bruyamment à mon goût.

 

"- Bon courage à tous !"

 

Elle cassa l'effet miroir déformant en quittant la salle ; Banjo, le seul, l'unique, me fit signe qu'elle était bizarre et se remit au travail. Eddy suivit la Directrice, vaguement décontenancé.

Je me remis à respirer quelques minutes plus tard.

 

Il était déjà midi. Sortir d'ici... Changer de décor... 

Je gagnai le parking et repérai une berline noire avancer. Ce ne pouvait être que celle de la Directrice ! Relents de cauchemar... Mon casque vola derrière le mur. Trouver une attitude, vite ! Je cherchai des clefs imaginaires en m'approchant d'une Opel verte que je m'appropriai le temps d'un tour de roue. Je ne pus m'empêcher de regarder dans la berline, le sourire incertain. Ce n'était que Le Guen, des Ressources Humaines.

 

 

 

 

Tassé sous mes nappes de honte, j'émergeai à 17h30, réalisant que je n'avais pas envoyé mon courrier à Emma.

 

Faute de réception. Triple idiot.

 

L'ayant déjà relu plus tôt, je l'envoyai sans le rouvrir. Faisant de mes tout derniers mots une conclusion crétine puisque le week-end était atteint. J'en eus précisément la confirmation à la musique ravélienne de son talon fuyant.

Emma, c'est comme le changement climatique, l'économie ou le progrès : trop gros pour moi.

 

Rechercher : loser

Remplacer par : n'importe qui d'autre

 

 

 

 

 

 

 

PLUG AND PLAY

 

 

Dans les oreilles : PJ Harvey "The garden"

 

 

En dépit de tout, ce matin j'avais hâte. Lire une réponse d'Emma... Cette fille pousse en moi comme du lierre - envahit même mes week-end, malgré l'hiver. Mange mes racines, ma race m'épine. Je commence à vivre à son ombre.

 

Je n'aime pas ça.

 

Je n'ai rien bu à la dernière fête de Gilles.  

Je n'aime pas ça non plus. Même pas profité de l'occasion pour me griser, engloutir l'agression de ma Directrice dans les abysses du Bacardi.

 

Une fois sur le seuil de l'open-space et ma veste défaite, je remarquai que les mines aussi l'étaient. Cornélia se grattait le chignon, Mario filait des mandales à son unité centrale à en faire trembler le bundle bajoues et binocles, Anita cliquait sur tout ce qui ne bougeait pas... Rien ne changeait. Les écrans noirs, comme autant de petits tableaux d'école primaire, boudaient sous la lumière crue.

 

"- C'est pourtant pas une panne de courant, nota Mario. Puisque les néons marchent.

- Un problème ?

- Rien ne s'allume, résuma Cornélia.

- La cafetière ?

- Si, elle fonctionne.

- Au moins...

 

Je me tirai le café qui délierait ma langue.

Il m'arrive comme tout le monde de rappuyer sur le bouton de l'ascenseur alors que quelqu'un attend devant, au cas où l'impulsion de l'autre aurait été trop faible. J'ai donc enclenché mon ordinateur. Sans succès.

 

"- On les a tous essayés, fit la secrétaire. Aucun ne marche. J'essaie de joindre les informaticiens mais il faut croire que la permanence est en mode passoire !

- Les téléphones fixes non plus ne fonctionnent pas, précisa Cornélia."

 

Syndrome ascenseur : je testai le mien dans un réflexe vexant. Si elle m'avait dit que les toilettes ne fonctionnaient pas, serais-je allé me vider ?

 

"- C'est pourtant pas une panne de courant. Puisque les néons marchent.

- Il répète ça depuis dix minutes, me glissa Cornélia."

 

Je me rappelai mon impatience à recevoir une réponse d'Emma, imaginai déjà que cette panne me renverrait bredouille à la maison. Plutôt que de chasser les e-mails, je devrais commencer par m'attaquer aux idées noires...

Nous tournions en rond.

A boire pour le cycas.

Tournée de caféine.

Eddy entra, le sourire en point d'interrogation.

 

Anita lui exposa la situation. Le visage d'Eddy se fanait. Sa mâchoire ruminait un chewing-gum imaginaire. Ca tombait mal, à cette époque de l'année. Ca la foutait mal. Et que foutait cette mafia d'informaticiens ?

 

Empruntant l'allée d'Emma, j'avançai dans le bureau dans des zones que je fréquentais moins. Dans le comté des webmasters. Nouveau point de vue. Tandis qu'Eddy numérotait un informaticien, j'observais l'ensemble de l'open-space.

 

"- S'il décroche, dis-lui bien que ce n'est pas une panne de courant, puisque les néons marchent."

 

D'abord je vis la queue du diable, noire, fourchue, trainer sa courbe tortueuse sous la table de Xavier. Elle pointait à travers les ombres encombrées. Son balancement, imperceptible, m'attira vers le sol. Je pliai lentement les genoux, entrai dans les ténèbres réprimées sous les bureaux beiges. Une autre queue pendait plus près, sa double extrémité déchirant une broussaille épaisse. D'autres encore truffaient la sinistre voussure. Un sempervirent vertige m'emmenait : une forêt sombre avait poussé à l'envers, faite de tortillons retors, de touffes entremêlées, de branches emmaillotées. Une jungle de prises, débranchées, démoniaques... Tout ce biome avait prospéré sous les tablées, fourré dans leurs soubassements.

J'attrapai le câble par la queue, exhibai ma prise aux autres. Nos ordinateurs, déracinés, nos téléphones, déforestés, nos fax, essouchés.

 

"- On a un problème de branchage ! lançai-je fièrement.

- De branchement, me corrigea Anita.

- Euh... oui, lançai-je nettement moins fièrement. Toute la connectique pend...

- Quelqu'un a dû avoir peur de l'orage, tenta Mario."

 

Notre directeur commercial nia :

 

"- Tout le monde sait qu'on a un groupe de protection. Non, c'est du pur sabotage. Ne touchez à rien, j'appelle la police.

- La police ? fit Pasquier en débarquant. On a été cambriolés ?

- Non, mais il faut quand même qu'on porte plainte..."

 

Eddy voulait que les scientifiques viennent relever les empreintes. Pasquier s'y opposa : les poulets ne se déplaceraient pas pour si peu, les empreintes seraient légions et inutilisables. Et surtout, on était lundi matin, et il fallait se mettre au boulot. Illico !

Visiblement contrarié mais respectueux de la hiérarchie au moins autant que moi, Eddy montra l'exemple, le contre-coeur lourd. Il rebrancha l'imprimante et chacun plongea sa main dans les jardins suspendus de téléphones et l'enchevêtrement de fils.

 

On joua une représentation de la Symphonie Windows n°7 qui accueillit Banjo et Mag. L'un ne sembla pas comprendre et fut surtout perturbé par le déplacement de sa souris, l'autre marmonna dans une haleine enfumée :

 

"- Chelou cette boîte..."

 

 

 

 

Deux-heures plus tard, tout était rentré dans l'ordre depuis longtemps, les autres départements touchés par la même mauvaise blague s'étaient reconnectés, et je reçus ce mail :

 

 

Bonjour Felix,

 

Affaire classée ! Bravo pour la résolution de cette enquête !

J'espère que tous tes honoraires ne sont pas passés dans un stage de graphologie ! ;-)

 

Votre prochaine mission, si vous l'acceptez, est de trouver les responsables de cette pagaille matinale... Vous avez jusqu'à la date de la soirée d'entreprise pour dénouer les cordons sans faire de court-circuit, ou Elaq s'autodétruira dans les 5 secondes.

 

Bonne chance... et surtout, trêve de plaisanterie, bonne semaine.

Emma

 

 

J'aimais ses tournures de phrases, j'adorais sa fantaisie. Craquants clins d'oeil. Chacun de ses points de suspension me levait au-dessus du sol. Ses exclamations agissaient sur moi comme la première sortie ciné sur un enfant : le plus vierge émerveillement. La cerise sur le clafoutis était son élégant humour qu'elle ne dispersait pas de manière dispendieuse lors de ses allers et venues... mais qu'elle me destinait !

 

En revanche j'émis deux réserves : son message n'appelait pas forcément de réponse et j'allais me demander toute la journée si je devais insister. Et avant tout, je n'avais aucune connaissance de cette soirée d'entreprise ! Après de pénibles tergiversations internes, ce fut mon tremplin.

 

Nous avons échangé quelques mails plus banals lors desquels elle m'informa que la grande fête régionale de fin d'année d'Elaq était fixée à ce samedi. C'était la Directrice en personne qui avait envoyé l'invitation. Dernier arrivé, dernier servi : elle avait de toute évidence oublié de m'intégrer à sa liste de distribution.

J'allais devoir la klaxonner !

 

Venue de soirée exigée ! Je ne pouvais pas rater cette occasion d'approcher Emma dans un contexte qui ne serait pas microsoftisé. Sans plantages. Et puis le 17 décembre tombait bien, je n'avais rien de spécial à faire...

Ah si, quand même.

Un détail.

J'avais promis à mes voisins de garder Arthur, leur fils.

 

 

 

 

 

 

INCRUSTATION ECRAN

 

 

Dans les oreilles : Paolo Nutini "Last request"

 

 

Sur mon écran :

 

 

Bonjour,

 

Voici une requête qui peut sembler inattendue et précipitée, mais qui signifie beaucoup pour moi. Serait-il possible d'intégrer à la soirée de samedi une personne de plus ?  A l'origine l'invitation n'a pas été lancée et je ne voudrais pas paraître envahissant, cependant c'est LA soirée où il conviendra d'être. J'imagine que l'organisation est déjà bien cadenassée, mais s'il était possible de mettre un coup de clef et de laisser entrer un garçon qui rêve de partager cette fête immanquable...

 

En espérant un retour positif à cette demande, excellente journée.

 

Felix

 

 

Et en réponse :

 

 

Bonjour Felix,

 

Aurais-tu pété les plombs à m'écrire avec tes mots de prince et tes pincettes de monseigneur pour me demander une simple invitation chez moi ? En un mot comme en mille, évidemment : BIENVENUE COUS' !

 

Le Cous'

 

   

Mon écran resta vierge de toute réponse au mail suivant :

 

 

Gilles,

 

Tu es un amour, tu as le coeur grand. Tu pourras donc compter sur un invité de plus samedi soir. Une bouche supplémentaire à nourrir mais bien peu gloutonne, et un gosier qui se contentera de quelques verres d'Oasis (tu en as, à ce propos ?).

Ah oui, car tu l'auras compris, c'est le petit Arthur, du troisième, que tu auras le plaisir d'accueillir. Et de faire manger. Et de surveiller. Et de border (il aime beaucoup les histoires de dragons, je suis sûr que tu en connais...). Je pense de surcroît qu'il sera un atout pour finaliser tes conquêtes : il est tout mignon ce gosse !

 

Je te l'amènerai vers 19h00.

Je ne sais plus si je te l'ai déjà dit : tu es un amour, tu as le coeur grand.

 

Felix

 

 

En outre, mon 17 pouces afficha un joli carton d'invitation vert imprimable transmis par Eddy, s'excusant de ne pas y avoir pensé avant. A cet instant, Emma est passée derrière moi, acompte de fée, notre regard s'est croisé. Samedi soir, je serai au Château de Saint-Priest !

 

 

 

  Envoyer/Recevoir... dans l'ordre. Partie 3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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