La cafétéria
Dans les oreilles : Nino Ferrer "Les cornichons"
"- Redis-moi ça Felix ! La fille t'a confié son string ? résume Xavier, le webmaster, ses gros sourcils pliés de rire.
- Non, c'était pour sa chatte. Enfin je veux dire..."
Tous se poirent, et poivrent leurs plats de postillons. Le ketchup fuite des mains de Vincent. Banjo manque graisser sa mèche dans son jus de poulet. Bénédicte tape sur la table. Et même Léo, qui ne s'est pas fait prier quand sa cheffe lui a proposé de nous suivre à la cafèt', a un petit rire revanchard.
Xavier reprend :
"- Attends, la nana t'a filé son string, en main propre - si je puis dire. Et tu l'as pas sautée ?
- Et avant ça la fille a dormi dans ton lit. Et tu l'as pas sautée ? rajoute Bénédicte, captivée.
- Tu crois qu'on va avaler ça, conclut Banjo en gobant un haricot.
- Elle a dormi chez moi une autre fois, il y a cinq mois !
- Et ça change quoi ? m'enfonce Xavier.
- Ca change que ce n'est pas lié. Elle a dormi chez moi le jour de l'an parce qu'elle avait atterri sur mon balcon...
- ... C'est un ange ? me coupe Bénédicte.
- Ta petite fée ! se moque le webmaster dont les broussailles brunes font de tendres vagues.
- C'est juste une amie de mon cousin. Une bonne amie.
- Vous partagez une sex friend ?"
Il avait fallu que Xavier se retrouve juste derrière nous dans la file ! Qu'il s'incruste dans la conversation à coups de météorologie. Et qu'une table de six se libère.
La cafétéria, le lieu où l'on tutoie les platitudes. L'américain John Kruger a imaginé cela à la fin du XIXème siècle dans le but hypocrite de mettre les patrons et les employés sur un pied d'égalité au moment du repas. La hiérarchie mise entre parenthèses. Chacun se sert, il n'y a pas de passe-droit ou de réservation, toutes les tables alignées en régiment proposent le même confort sommaire. Tous mangent la même purée tiède. Les humains ont une fâcheuse tendance à utiliser le concept d'égalité pour tirer tout le monde vers le bas. Vers l'économie. Je me demande si Kruger avait imposé dans son cahier des charges que la bouffe proposée fût obligatoirement insipide. Egalité et qualité, ça rime pourtant... Le bon goût semble soluble même dans le fond de veau déshydraté.
Surtout, le propre de la cafétéria est que personne n'a rien à cacher. C'est un zoo. Tout le monde peut voir combien de truelles de gratin tu prends, quel parfum aura ton haleine à 14h00 les vendredis crevettes à l'ail, si tu glisses ou non ta mignonnette de rouge sous ta serviette qui trempe. Les conversations fuseront d'une tablée à l'autre, sans obstacles. La pluie chez Stéphane Plazza, le beau temps sur Koh-Lanta... Par effet de contagion, les discussions perdent toute saveur.
Mais avant ça il faut faire avancer son petit plateau plastique. Il y en a des beiges et des rouges, pour égayer. Le petit train-train avance au rythme des odeurs les plus juteuses. En veillant à ne pas te coincer les doigts entre les wagons, tu pousses ta tranche de rôti - bien cuit pour plaire au plus grand nombre. Quiches à la chaîne. Taylorisme à la plancha. Tout est plat. Tabula rasa. Tu as le vertige de l'horizontal. Tu te sens alors comme écrasé sous l'écran tactile d'un Smartphone sur lequel un grand doigt viendrait glisser. Te faire glisser. Te scroller des scaroles aux casseroles. Dans leurs bacs, les mets sont des icônes inox. Tu défiles selon ce que le logo motive. Tout est application. Transparence, rapidité, efficacité. Ainsi pizza et flanc seront sélectionnés. Dans cet univers où le relief est prescrit, tu n'oses à peine saler, de peur d'y prendre goût.
Au buffet des fruits, le bruit des couverts dont on trie les moins calcaires couvre un peu les voix. C'est là que j'ai essayé de parler discrètement à Vincent. Lui dire d'enquêter aussi sur les sabotages. De faire rentrer dans sa Chambre du Mentaliste quelques éléments qui pourraient avoir un lien avec les menaces dont je fais l'objet. Le sanglier, les ordinateurs débranchés, la colle dans la serrure...
Pour être franc, je ne pense pas qu'il y ait de lien. Mais je ne veux pas dire à Vincent que c'est pour sauver le poste d'Emma que nous devons éclaircir ce mystère. Je veux garder sa motivation intacte, ne pas éventer son élan. Comme pour contrecarrer ce sentiment de passivité sur les rails métalliques qui nous emportent de la terrine à la tarte, j'ai fait ressurgir ma piètre facette manipulatrice. Cependant Vincent s'est montré ravi d'emboîter ce nouveau point de vue.
Puis Xavier a poussé tous nos plateaux avec le sien, sacré farceur.
"- Ils ont pas encore mis les grillades ? Avec ce beau temps ?"
Carambolage de rires. Bénédicte mène notre file indienne à la table rectangulaire. Une minute plus tard elle remarque des poils roux sur ma manche et j'ai le malheur de raconter pour Caramba. Et de rentrer dans l'engrenage des détails.
"- Je rends juste service à cette fille...
- Aude, précise Bénédicte.
- Aude, qui usuellement confie sa cha... enfin qui confie Caramba à Gilles, mon cousin. Mais comme lui aussi part en vacances, il lui a suggéré de me demander. Voilà tout.
- Pas tout à fait "tout", se risque Vincent. Elle t'a aussi laissé son string.
- Oui bon...
- Pourquoi, redis-moi ? Je veux le réentendre, pouffe Xavier.
- Pour l'odeur, dis-je dans un murmure.
- J'ai pas entendu.
- Pour mettre dans le panier de Caramba et la rassurer avec son odeur."
Ça rigole. Banjo est le premier à s'en remettre.
"- Et tu t'es pas dit que c'était étrange de laisser sa culotte plutôt qu'un t-shirt ou un foulard ? Tu t'es pas dit qu'elle t'allumait un peu ?
- Mais pas du tout. C'était très naturel, elle avait son avion à prendre et dans la précipitation elle n'a trouvé que ça comme linge portant son odeur.
- Elle fait quoi dans la vie cette Aude, s'enquiert la rockeuse.
- J'en sais rien. Je crois pas lui avoir jamais demandé.
- T'étais trop occupé ! suggère Xavier dont les sourcils me paraissent de plus en plus envahissants.
- Individualisme, souffle Léo comme pour se faufiler dans le dialogue. L'art de ne pas s'intéresser aux autres."
Il l'a dit tout bas, comme une pensée pour lui-même, tout en sachant que sa phrase serait entendue. Les autres ont ignoré la pique. Pourtant, il n'a peut-être pas tort. Il n'y a qu'à me voir pleurnicher sur mon sort parce que je vais partager un moment avec mes collègues à la cafétéria, entendre les gens se raconter leur quotidien, échanger des avis sur les résultats sportifs. C'est sans doute vrai que je ne m'intéresse pas assez aux gens.
"- Tu prends bien soin de sa chatte en tout cas ! s'esclaffe le webmaster. Et tu lui rends son string bientôt ? Parce que c'est là que ça va chauffer !"
Je ne réponds pas. Je ne dis plus rien. Je souris pour faire croire que toutes ces insinuations me passent par-dessus. Ne pas attiser les railleries.
Tout est plat. L'information circule de table en table. Les conversations sont publiques.
Depuis dix minutes, Emma est assise juste derrière moi.
Avec l'impression d'avoir servi de punching-ball social, je suis retourné directement à mon poste tandis que mes collègues défoulés fumaient ou tiraient un café. Je ne leur en voulais pas ; c'était de bonne guerre. En revanche je ne savais pas trop comment j'allais aborder les e-mails de cet après-midi avec Emma, sachant qu'elle avait forcément entendu l'histoire d'Aude et de son string. Elle avait déjeuné avec le directeur des ressources humaines, Le Guen, et ses conversations jonchées de silences avaient inévitablement laissé place à l'effervescence de notre table.
Je n'eus pas à m'inquiéter longtemps de ce que j'allais lui écrire. Un événement plus important me fit oublier cet embarras.
Sur mon bureau, quelque chose avait changé. Je compris tout de suite que quelqu'un avait touché à mes affaires. Une feuille A4 était proprement posée à droite de mon clavier, bien à plat sous l'ombre du cycas. Ca ne pouvait être qu'une convocation à la formation "Négociations" que Pasquier avait calée aux acheteurs d'ici deux semaines. Je me penchai par-dessus mon siège et pris un nouvel uppercut.
C'était une lettre de démission, classique et froide. Adressée à Eddy Lemaire. Imprimée sur place, probablement. Déposée pendant notre pause. En bas à droite, mon nom. Felix Laitier. Il ne restait plus qu'à la signer.
Pour m'encourager à m'exécuter, un stylo était posé au niveau de la griffe.
Pour m'encourager à m'exécuter, un couteau à viande de la cafétéria était posé au niveau de l'objet.
De nouvelles pièces à conviction pour l'enquête de Vincent.