Envoyer/Recevoir... dans l'ordre. Partie 1

PARTIE  1

 

 

ON

 

Dans les oreilles : Beck "Modern Guilt"

 

 

Je suis un imposteur.

 

J'ai décroché ce job au culot, le CV repassé au mastic pour combler les trous, repeint à la dorure pour masquer les manques.

Le "garde-mites" est devenu "magasinier".

Le "club journalisme" de l'école s'est mué en "stage" dans un magazine hélas disparu.

Les mois d'approvisionnement en tupperwares, en "prospections de nouveaux produits".

Huit mois d'inactivité : "développements pour une start-up".  

C'est comme ça que ça marche, c'est la jungle, pas de scrupules. Felix Laitier, né en 1978, de nationalité hyper à l'aise.

 

Je voulais ce job. J'adore le jardinage. J'ai la main plus verte que celle du géant au maïs - je fais "hauw hauw hauw" quand mes fleurs poussent. Mon balcon est un vrai jardin d'hiver. Depuis la classe de Madame Joly, qui nous a fait planter des graines de haricots pour les voir grimper au jour le jour, je suis fasciné. Une graine, petit bout de rien, insignifiant comme un caillou dans sa chaussure, qui s'épanouit, sort de terre, l'énergie du zombie et l'allure d'une fée, puis s'élance vers les hauteurs plus sûrement qu'une prière. Miraculeuses tubercules... La bise, Madame Joly !

Aussi voulais-je rentrer chez Elaq. L'enseigne leader en jardinerie de détail. Le jour où j'ai déchiré l'annonce au Café des artistes, la troisième tasse déjà vide, Beck dans les oreilles, la nicotine sur les doigts crispés, je savais que je ne lâcherais rien, que tous les coups étaient permis.

 

A partir du moment où j'ai transmis ma lettre de motivation pour ce poste de prospecteur de nouveaux marchés, je n'ai eu de cesse d'appuyer sur cette touche... Vous savez, ce bouton en haut de la page Outlook qui ouvre le sas des e-mails : Envoyer/Recevoir.

Je pense avoir perdu une partie de mes empreintes et de ma sensibilité de l'index à force d'appuyer sur ma souris ; sur Envoyer/Recevoir. Le clic de tous les espoirs. Ouvrez, ouvrez la cage aux octets.

 

Ce poste était calibré pour moi. Calqué sur mes envies. Peu importent mon parcours et les faiblesses de ce rachitique CV, je devais faire rentrer la pièce de puzzle de mon profil dans cette forme polymorphe. A coup de chausse-pied, à coup de forcing, j'ai attrapé le pompon au second entretien.

 

Je serai celui qui trouve les articles de demain, ceux de l'épate. Je serai le tuteur qui guidera Elaq, et pérennisera son ascension. Je lirai l'avenir dans une boule végétale. J'indiquerai la tendance aux néo-écolos. Je déplacerai le futur, de six mois en avance. Je ferai s'écarquiller les yeux des clients. Je me fais dessus, en attendant. Tant de responsabilités ! La seule boule dans laquelle je peux lire est celle que j'ai dans le ventre.

Je commence lundi.

Le mastic craque, la dorure s'écaille, les mues se dégradent. Les rustines sautent une à une de ma confiance. De nationalité hyper à l'aise ? On m'a sucré mon passeport ! Expulsé depuis longtemps. J'ai vraiment cru que je serais à la hauteur ? Moi, le type moyen parmi les moyens ? L'égo plus gros que le ventre, la honte rouge me monte. Une seule solution quand la panique me gagne, toujours la même depuis le club journalisme, mon autre passion : écrire.

 

J'enterrerai sous la terre de mon blog mes angoisses affamées. Journal infime, humus intime, juste de quoi s'oublier.

J'imposte, je riposte, je poste.

 

 

 

 

                                                     MON CV, SANS FARDS

 

 

 

 

 

CV pièce jointe 

 

 

 

 

 

ENTER

 

 

Dans les oreilles : Cake "Frank Sinatra" 

 

Une dernière bouffée de cigarette, pleine comme si elle devait me tenir quatre heures, et je sonne. Le parking du siège est déjà presque plein ; la ruche s'est réveillée il y a longtemps. Ils seront déjà tous en pleine action quand on me présentera et j'aurai l'air d'un piquet. D'un panier de basket au milieu d'un terrain de foot.

 

J'élance mon mégot contre un trottoir, vers un bosquet savamment hirsute. Toutes les bordures, les espaces verts, les bancs de pause sont plongés sous des rideaux de plantes et de fleurs. Un grand saule pleureur prend les pique-niqueurs sous son aile à midi. Tout près, des Felicia Amelloides (enfin quoi, des pâquerettes) azurent la palette. Quelques Herbes de la pampa subordonnent un Dahlia imperialis. Des lys, des lys... Un peu plus loin, un bac à cactus écoutera caqueter les commères.

Je vois la fumée de ma clope s'enrouler autour du filtre et, dans un tracé arachnéen, rebondir dans le gazon. Trente fenêtres me scrutent. Quelle idée de laisser trainer son mégot dans l'entreprise verte par excellence ? Tout le monde a dû voir mon acte. Je vais aller le récupérer. Un geste qui paraîtrait ridicule ailleurs mais noble aux yeux des employés d'Elaq. Je m'élance après le bout de Camel, toutou à son pépère.

 

Contre-pied. Le grognement de la porte me ramène illico à l'entrée. Dans une seconde la serrure sera refermée et je devrai sonner une deuxième fois, en passant pour un illuminé qui se débat avec le sens des portes. Une demi-seconde. Je pousse la porte. Me débats.

Tirer. C'est écrit dessus.

 

La réceptionniste a un sourire un peu trop creusé pour que je ne puisse y lire un brin de moquerie. Elle lâche son doigt de l'interrupteur de la porte et le lève, comme pour me féliciter de ne pas l'obliger à s'en servir une troisième fois.

 

"- Bonjour. Vous êtes Felix Laitier ?

- Bonjour. Oui, j'ai rendez-vous avec...

- ... Eddy.

- Eddy Lemaire, exactement."

 

Sacrée organisation ! Je suis attendu !

Eddy Lemaire est le Directeur Commercial d'Elaq. C'est avec lui que j'ai passé mon premier entretien. Lors du second, le mielleux Directeur des Ressources Humaines l'accompagnait.

Après cinq minutes d'attente dans le hall, à observer les deux étages de bureaux pleins de promesse d'Elaq, et sans pouvoir évacuer de ma tête la trompette à la fois rigide et décontractée d'une chanson de Cake (ce que je suis, contre ce que je voudrais être), Eddy m'a accueilli et installé.

 

Dans un open-space plus sage que je ne l'imaginais, mon bureau est face à la vitre et j'ai une vue privilégiée sur la forêt. Dans ces grappes de tablées, on m'a donc laissé une place de choix, souriante. Les gens m'ont à peine regardé, trop affairés, mais ont fait semblant de s'intéresser quand on m'a présenté. Appréciables efforts.

 

Puis vint la visite des locaux, deux étages et une douzaine de bureaux au fur et à mesure desquels je suais d'avantage, trouvant de plus en plus ridicule de répéter les mêmes mots banals et bancals encore et encore avec Eddy comme témoin. J'avais le tournis de tous ces services, ces bureaux, ces espaces et ces couloirs semblables, et tandis que mon oeil cherchait des indices distincts, des marque-pages pour classer les informations qui m'arrivaient par chapitres entiers, mon cerveau mélangeait aussitôt les services généraux, les ressources financières, la direction humaine, la comptamunication, l'informarketique,...

La valse des visages, des noms et des fonctions ne fut pas moins étourdissante : on s'accroche à un physique capricieux (le nez cassé d'un comptable, la verrue d'une secrétaire, les ongles noirs d'un comptable - est-ce le même ?), à un prénom rigolo (Alceste), on colle un post-it sur les plus hauts de la hiérarchie mais je tombe toujours sur la marque qui se décolle et ma cervelle n'a rien enregistré. Demain dans le doute, je sourirai à tout le monde comme si je me souvenais du court échange que nous avons potentiellement eu, en m'engouffrant dans des sujets de conversations assez imprécis pour ne pas être pris au dépourvu, collectant les informations le long du dialogue pour recaser à temps la personne à sa place.

Service de coordination-stock, salle de pause, accueil, labo, sous-direction, toilettes - ne pas inverser ces derniers ! 

 

Le manège s'est arrêté à la visite du jardin d'hiver. Humidité à 75%. Parfum de vétiver. Je vous épargnerai le détail des espèces qui poussent dans cette salle spectaculaire où les gens viennent se ressourcer, s'étendre un moment sur les transats colorés saison 2008 d'Elaq, sous une verrière aux ambitions gothiques. Eddy m'a présenté ce havre avec un mélange de fierté et de désintérêt. Déjà, je humais la fumée du thé noir que bientôt je prendrais là...

 

Ce ne fut pas pour aujourd'hui. La journée m'a semblé durer trois heures, à peine. Enfermé dans le bureau isolé d'Eddy, je me suis concentré toute la journée sur les outils à ma disposition. Chiffres, graphiques, rapports, cahier des charges, Eddy a pris le temps ; il compte sur moi. Je ne voudrais pas décevoir cet homme à l'allure désuète, capitaine de croisière, blanc des pieds aux tempes, le sourire humanisé par une dent de métal. Et en milieu d'après-midi, j'ai commencé à me dire que je n'y arriverais pas. Que ma supercherie curriculée dans le mensonge serait fatalement découverte. Qu'on ne me laisserait sans doute pas le temps de gravir cette montagne de compétences, d'être à la hauteur.

 

J'ai enfin gagné mon bureau quand le soleil se pointait sur la forêt. A ma gauche, un type sous une mèche m'a marmonné une sorte de bienvenue. Comment s'appelait-il déjà celui-là, sous la fougère brune qui cache ses yeux ? Eric ? Benoit ? Martha ?

Toujours dans sa bulle, il m'a salué automatiquement en me laissant presque seul, me faisant réaliser que la journée de travail était terminée. Temps de rentrer et de poster cela...

 

La porte de verre se rouvre et je pense revoir le jeune homme à la mèche épaisse, mais une femme passe un visage nerveux. La peau luisante - de la famille des gasteria, plante grasse cossue - et l'oeil instable, elle agite ses bras gélatineux outrageusement aspirés par l'attraction terrestre. Il me semble que c'est l'assistante de l'acheteur en végétaux.

 

"- Oh je suis furieuse ! Jeune homme, vous n'y êtes pour rien, mais je ne peux pas garder ça pour moi ! Il y a vraiment des vandales ici ! Des voyous qui ne respectent rien ! J'ai mis des mois à obtenir de la mousse espagnole venue de Louisiane. Je l'installe enfin la semaine dernière sous le saule pleureur, et voilà qu'un sagouin me la fait entièrement brûler ! Avec un mégot de cigarette ! Salauds de fumeurs ! Pardon je m'emporte, vous ne fumez pas au moins ?

 

- J'essaie d'arrêter..."

 

 

 

 

 

Ctrl+F5

 

 

Dans les oreilles : Anni B Sweet "Take on me"

 

La cervelle est une femme de ménage.

Elle travaille dans son coin, sans vous déranger, pendant que vous dormez. Elle met un peu d'ordre dans les tas d'images. Elle trie tout en discrétion le prioritaire du futile. Sous son plumeau elle retrouve un ressort qu'elle remet à sa place. Range quelques bouts d'idées dans un tiroir du haut pour que vous ne passiez pas à côté. J'aime ses petites attentions. Elle va même jusqu'à vous laisser un petit mot, qui indique qu'il fait déjà bien jour pour être encore au lit.

Non, non, pas de retard, pas de précipitations, de rasage sur la Vespa, ma cervelle m'a réveillé à temps bien que je n'aie pas entendu le réveil. Je peux compter sur ma petite gouvernante.

 

J'avais l'esprit plus clair ce matin, et les tableaux de marge ou d'objectifs m'ont semblé moins hermétiques. J'ai trouvé un ami et collègue précieux en la personne de Larry Page, le co-créateur de Google. Un terme inconnu, un calcul incompris, quelques clics en font leur affaire.

Le mystère est le concept qui a subi le plus grand génocide de ces dernières années. Google est un boucher, le traqueur ultime qui va déloger le mystère sous le moindre buisson pour le cribler de lumière. Mais il paraît que c'est un crime POUR l'Humanité. En attendant je ne m'en plains pas, pas aujourd'hui ; il faut savoir parfois tisser de mauvaises fréquentations. Google m'a sauver !

 

Le cerveau est un sous-marin fantastique.

Tout au fond de ma nuit, il a refait le chemin de ma première journée. Il a sondé les obstacles et accumulé les renseignements. Capté au sonar les infos essentielles pendant que j'étais au radar. Ses miraculeuses analyses ont abouti à un petit fichier qui m'a permis de retrouver les noms de mes collègues les plus proches. Ainsi l'homme à la mèche s'appelle-t-il Benjamin. Tout le monde l'appelle Banjo. 

 

Des montures épaisses autour des yeux lui donnent l'air d'un informaticien, sa coiffure foutraque d'un nolife, son air ahuri d'un geek. A voir ses paupières pesantes, j'aurais parié sur une nuit de jeu en ligne - prises de forteresses virtuelles, attaques d'orques - ou éventuellement de démontage d'un P.C. pour lui ajouter un septième disque dur. Pourtant Benjamin Aunimbe est une nullité en informatique. La plupart des sexagénaires ont de meilleures connaissances que lui à ce sujet. J'ignore pour l'instant ce qu'il fait de ses nuits, mais quand je vois son doigt hésiter, transpirer même, à chaque fois qu'il doit presser une touche, j'en conclus qu'il ne taquine pas du clavier. Le "Enter" lui fait trembler l'index : trop d'enjeu derrière cette petite touche fatale, sous cette flèche qui part trop vite et irréversiblement. J'ai vu la panique ébouriffer sa mèche grasse quand une fenêtre s'est ouverte pour l'informer qu'il n'y avait pas de sujet à son e-mail.

 

Ses doigts se sont alors anormalement agités, comme voulant s'extraire de sables mouvants. Rester immobile, dans les sables mouvants, qu'ils soient physiques ou informatiques, tout le monde sait ça ! Superpositions de messages, plus il pianote plus tout clignote, les fenêtres s'étirent, l'écran sature...

 

"- Oh c'est pas vrai ! Il m'en veut ! Les ordinateurs m'en veulent ! Je suis incompatible avec toutes ces choses. Je suis numériquement incompatible ! Je vais porter plainte contre Windows, tu sais. Contre Steve Windows, là. Je vais vraiment le faire. J'appelle mon avocat.

- Tu as un avocat ?

- J'en aurai un dans deux minutes. Où est mon annuaire ?

- Regarde sur Lespagesjaunes.fr..."

 

Sous la mèche, un silence, un regard. Obscurs, les deux. Je me suis tourné vers lui.

 

"- Laisse-moi voir ton ordi."

 

Une fenêtre zoomée prenait tout l'écran, bottant en touche les barres d'outils. Je ne voulais pas l'humilier et feignit de réfléchir une bonne minute avant d'appuyer sur Ctrl+F5. Retour à la normalité.

 

Sous la mèche, un silence, un regard. Béats, les deux.

 

"- T'es une sorte de... petit génie ?

- Non, je connais quelques trucs, mais...

- ... Une sorte de Merlin."

 

Il a levé l'index - sa version du merci - et a repris son activité.

Je crois que je me suis fais un nouvel ami.

 

Pas de fonction femme de ménage ou sous-marin dans le cerveau de Benjamin. C'est un tamis qui semble filtrer la plupart des choses auxquelles nous nous attachons. Sa mémoire ne downloade pas les mêmes applications que nous.

Il est l'acheteur en animalerie pour Elaq. Le business du croc et de la croquette. Le négoce du nonosse. Celui qui fait porter Pal. Grace à lui, depuis peu, les paires de perruches et les rongeurs shampooinés ont de nouveaux voisins prédateurs : les reptiles. Benjamin m'a longuement parlé de la langue fourchue des serpents, qui a pour eux la fonction d'un nez.

 

"- Humer avec la langue... T'imagines ? Tu vois l'avantage, Merlin ?

- Eh bien... Quand tu embrasses une fille...

- ... Non, pas ça. Plus besoin de nez ! Plus de morve, plus de rhume ! Si seulement l'humain possédait l'organe de Jacobson.

- Mais pour respirer, il faut quand-même...

- ... Oublie le pragmatisme Merlin. Sois pas binaire. Tu es trop dans tes 0 et dans tes 1. Rêve, un peu."

 

J'ignore si ce sont ses connaissances ou son capital sympathie qui lui ont fait avoir un poste à responsabilité chez Elaq. A moins qu'il n'ait lui aussi maquillé son CV. Quoi qu'il en soit, grâce à Banjo, je me dis que je peux peut-être prendre sur moi et faire aussi ma place ici... 

 

 

 

 

 

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Dans les oreilles : David Bowie "Absolute beginners"

 

Le troisième jour est tout le temps le plus dur. Le premier a pour fonction de vous faire paniquer, le deuxième de vous rassurer car vous percevez quelques clefs. Le troisième, c'est la rechute. La conscience que vous avez à peine deux clefs édentées pour mille serrures, et que vous ne savez ni quelles portes elles ouvrent ni ce qu'il y a à chercher derrière. La routine confortable que vous avez aperçue aux confins de l'horizon la veille est dissoute comme un vieux soleil.

 

Afin d'oublier au plus vite ce calamiteux mercredi, j'ai accepté l'invitation de Gilles, mon cousin et voisin. Des dorures de champagne pour mon premier vrai job ! Le Cous' habite deux étages au-dessus de moi. Il organise sept fêtes par semaine en moyenne. Il en ferait même à midi s'il ne dormait pas encore. C'est lui qui m'avait trouvé un boulot au Happy Night, aux vestiaires. Gilles est né un matin de mars 79. Depuis, je ne suis pas certain qu'il en ait vu un autre...

 

Vapeurs chargées, tête embuée, ensuqué je ressassais avec regret tous les chemins qui m'avaient mené au rhum. Mélanges d'amertume, de souvenirs épais de couloirs tapissés de bière, je suis sorti de l'engluement en prenant mon premier contact avec un fournisseur. Spécialiste du liège. J'écartai des images de tire-bouchons avant que la pourpre vinasse d'hier soir ne m'écoeure. La sonnerie me fit mal à la tempe, puis l'enjeu me dessaoula. Je pris rendez-vous pour qu'on me présente des pots de fleurs en liège 100% écologiques.

 

"- Ce n'est jamais 100% écolo, Merlin. C'est impossible.

- Oui, c'est une manière de parler.

- Le commerce du liège tue l'Andalousie. Il faut minimum neuf ans à un arbre pour retrouver son écorce. Et ça c'est 100% véridique.

- Tu crois que je ne devrais pas faire affaire avec eux ?

- Je ne suis pas ta conscience. Je ne suis pas Jiminy Cricket. Je ne suis pas le curseur de ta...

-... Banjo, arrête ton show, et laisse Felix atterrir."

 

C'était Vincent, le collègue qui me fera face. Sa défense m'a redonné des couleurs !

 

"- Sois sympa, tu vois pas qu'il est tout gris ? ajouta-t-il"

 

Bon, il me croyait malade, l'honneur était sauf.

 

"- Tu vois pas qu'il a la gueule de bois ? ajouta-t-il"

 

L'honneur est le concept qui a subi le plus grand génocide de ces derniers mois. Je suis un boucher.

 

"- Non, non, j'ai juste... mal dormi.

- Dans une cuve de vendange ? rechargea Banjo.

- ...

- Il plaisante Felix, cesse de te renifler."

 

Vincent Loquet est l'assistant d'Ericka, la responsable produits décoration et mobilier de jardin, ainsi que de l'assortiment librairie. Suivez ma diagonale droite et vous la verrez plongée dans ses positions de ventes, tout le corps froncé, prêt à se contorsionner pour s'introduire au sein des lignes de chiffres pour mieux les contrôler. Qui d'Excel ou de ses rides avalera ses atouts slaves en premier ? Rabougrie dans cinq ans.

 

Suivez ma diagonale gauche et vous tomberez sur John. Donc sur personne. John n'est jamais à sa place. Benjamin s'en réjouit car ils se détestent ouvertement. Son surnom est PeF, Porte et Fenêtre pour "courant d'air". Le travail de PeF, responsable des achats végétaux, est assuré par ses deux secrétaires, les Curie. Pierre et Marie.

 

Marie, l'oeil humide et mou, le teint médoc, la peau mélasse, est la femme à qui j'ai cramé la mousse espagnole. Tel le pigeon, je la regarde de côté, de peur qu'elle lise ma culpabilité à la surface de mon regard. Ma pause clope a le goût de son fond de teint gras, je me sens espionné.

Note : penser à changer de marque, au cas où elle mènerait une enquête. Et puis ces clopes ont une odeur de honte, surtout quand Marie m'accorde son sourire tristounet.

 

Pierre est plus jovial que sa collègue. La quarantaine et le ventre rond qui semble aller avec - fatal bundle - il a calé son bidon contre l'arrondi de ma table pour m'aider à passer ma première commande. Dans un bureau, on fait souvent connaissance en premier avec des ventres et des narines.

 

C'était le jour des premières fois. Enfin j'assouvis le fantasme du thé dans le jardin d'hiver. A peine dérangées par les froissements du journal, les plantes ici sont reines. Elles se déploient, sereines. Le fumet du thé se mélange aux parfums du frangipanier. Fragrances japonaises et nébuleuses... De quoi évacuer les derniers retentissements du bourrin rhum/champagne.

 

Encore tout apaisé par cette pause éthérée, je découvris sur mon bureau un petit cycas dans un étroit pot plastique. J'interrogeai Banjo et Vincent, puis Ericka. Aucun ne sut me dire qui avait posé ici la petite plante parée au climat hawaïen. Enormément de gens traversent le plateau commercial pour gagner leur bureau.

Sous le pot, un mot qui dépasse...

 

J'ai dû mal lire. Les effets du thé noir. Je revérifierai demain... 

 

 

 

 

 

 

VIRUS

 

 

Dans les oreilles : Bonobo "Between the lines"

 

 

Le Cycas revoluta a l'apparence d'un palmier. Son tronc robuste et écailleux se revêt de rides profondes, patte pachyderme. Préhistorique, le cycas vient du Japon. On le trouve aussi à Tahiti, ou encore sur mon bureau.

 

Je regarde ses feuilles griffues agripper les premiers jets de soleil et n'en faire qu'une bouchée. Seules cinq branches ont poussé pour l'instant. Les chiffres impairs ont une signification bien précise dans les croyances des civilisations antiques : le passage de la vie à la mort.

 

A Pâques aux Antilles, on substitue les branches de cycas au laurier du dimanche des Rameaux. Cette grande plume verte s'élève ainsi vers la mort du Christ sur la croix.

 

Légères en apparence, pourtant fermes et malléables, à Tahiti on arrache les feuilles de cycas de leur corolle pour confectionner des couronnes mortuaires. Trip à trépas.

 

Le Cycas revoluta est toxique. Si j'en mangeais, je pourrais en mourir.

 

Heureusement, il restait des barres de céréales au distributeur. Vincent m'en proposa une et j'en fis mon petit déjeuner. Face à mon poste, face à la plante.

L'open-space était particulièrement bruyant et vêtu du Friday wear. Seul Vincent, pourtant simple assistant, portait sa veste stricte. Les responsables du site internet se montraient des vidéos criardes sur leurs écrans derniers cris. John nous faisait l'honneur de sa présence afin de commenter le dernier match de l'Ecosse, son pays, à la Coupe du Monde de rugby. Son accent noueux roulait sur toutes les voix qui tentaient de s'opposer. En troisième ligne, Pierre encensait les All Blacks. Benjamin rentra dans la mêlée en lançant une théorie hasardeuse sur le positionnement des testicules.

 

Je profitai de cette décontraction générale pour reconsulter discrètement le papier qui avait été collé sous le pot de la plante. Un peu terreux mais sans équivoque, une fois le papier déplié le message n'avait pas changé de mon souvenir :

 

FUIS ELAQ OU TU VAS MOURIR

 

"- Ils vont se faire massacrer vos français ! pétaradait John.

- On verra demain, répétait Pierre.

- S'ils portent des slips bien soutenus ça fera la différence, insista Banjo."

 

J'ignore si c'est une blague, une épreuve de bizutage, une erreur de livraison, un avertissement ou une vraie menace. Mais j'ai rangé le papier en tremblant davantage que la rosette arc-boutée du maléfique intrus que je venais de repousser. J'ai observé un moment ces cinq arêtes de poisson vert ammoniaque. Monacal, je me suis remis au travail, profil bas.

 

 

 

 

 

 

 

COMPARATIF  TAUX DE CONFIANCE / PAUSES CIGARETTES

 

 

Graphique première semaine

 

 

 

 

 

 

ORGANIGRAMME

 

 

 

Dans les oreilles : R.E.M. "Suspicion"

 

J'ai ressassé cela tout le week-end, repassé ces six mots en boucle, recensé les probabilités que cela soit une menace. Fuis. Elaq. Ou. Tu. Vas. Mourir. J'ai fini par me convaincre que c'était une blague. J'ai fait le point ce matin, observé mes collègues afin de déloger le blagueur de sa planque confortable, en train de se demander quand je réagirais.

 

J'élimine Marie Rose (son vrai nom de famille). Sa dernière fantaisie devait consister à prendre son valium avec deux heures de retard. Et elle est maintenant persuadée que c'est un représentant qui a cramé sa mousse de Louisiane.

 

Pierre, l'autre Curie, a l'appétit comique pour monter une telle blague mais était déjà parti quand j'ai trouvé le cycas sur mon bureau.

 

Leur chef John, alias PeF, était en visite magasin (l'histoire ne dit pas si c'était un magasin Elaq)

 

Face à mon absence de réaction ostentatoire, Banjo se serait trahi en me demandant si je ne voulais pas rempoter cette plante. Sûr, Merlin ? Est-ce que j'ai bien fait le tour du pot pour estimer s'il était conforme ?

 

Surprise sincère dans les yeux verts de Vincent : il n'avait pas vu qui avait déposé la plante.

 

Ericka était obnubilée par un tableau de chiffre d'affaires, elle n'a ni rien remarqué, ni même bougé d'un pouce pendant ma pause.

 

Un peu plus à ma droite cliquent et tapotent, cliquent et tapotent, cliquent et tapotent les responsables du site internet. Xavier, la trentaine, un millimètre de poussée de sourcil par année, n'a pas le profil du bizuteur. Plutôt du donneur de leçons. Son assistante, la vingtaine, un kilo de surpoids par année, a le profil d'un sushi. Japonaise tout de rose et de fanfreluches, Yoko ressemble à un manga sauce maki. Aussi réservée que ses tenues bonbonnes flashent, je rayai Yoko de ma liste de suspects.

 

Dans mon dos, de l'autre côté de l'allée de passage, sept bureaux étaient occupés.

 

Anita, la secrétaire de direction d'Eddy, ferait sans cesse le va-et-vient entre son poste et le tout proche bureau fermé du Directeur Commercial si elle n'avait pris pour habitude de communiquer avec lui par tablette. Dextérité digitale, relation fusionnelle avec les nouvelles technologies, Anita me fait penser aux corsaires qui passent d'un navire à l'autre d'une simple corde : tandis qu'elle glisse son doigt sur son iPad, l'un de ses deux écrans Mac 17" lui donnent un résultat qu'elle a déjà retransmis par iPhone alors que vous cherchez encore votre code pin. Du ping-pong numérique, du bonneteau virtuel, tous les coups sont gagnants ! Si Anita avait voulu me faire une blague elle m'aurait transmis le message par e-mail, via un compte Twitter.

 

A ses côtés travaille Cornélia Louisette, la Responsable outillage, engrais et graines. Très belle femme aux tenues colorées, son professionnalisme semble impeccable. Chignon sans défaut, parfum haut de gamme, stylos manucurés, agenda vernis au gloss, cette femme à mi-chemin de la trentaine est une ancienne fleuriste. D'après Vincent, elle rêve du poste de John et de gérer le végétal. Le charisme feuillu, le courage d'une femme d'origine ivoirienne, je la sens capable un jour d'obtenir ce qu'elle veut. Mais pas de me faire cette blague potache.

 

Son assistante, Mag, n'a pas vingt ans. Jusque dans les pointes de ses cheveux blond-blancs, blasée. Ses yeux sont toujours mi-clos, comme si de la fumée de clope la menaçait à longueur de journée. Son esprit est lui mi-clos l'après-midi ; les herbes de midi qui passent mal... Pas la vivacité nécessaire pour se retourner jusqu'à mon bureau jeudi, vers 16h00...

 

Le coordinateur-région, Mario, était absent. Souvent en déplacement.

 

La Responsable produits de la maison, déco intérieure, s'appelle Bénédicte. Elle a le rock tatoué sur le minois, le cheveu noir qui se prend dans son blouson de cuir. Son T-shirt spermatozoïde de Queens of the Stone Age tranche avec la douceur rassurante des articles bucoliques dont elle gère l'assortiment. Versatile, une saute d'humeur a pu la mener à fomenter. Faut voir... faux-semblants ?

 

Bénédicte est assistée du jeune Léo. Discret, presque soumis. A moins que sa cheffe ne lui ait ordonné, il n'aurait jamais osé me laisser ce mot.

 

Enfin reste Barnabé, seul sur son bureau. Responsable du matériel écologique, sa voix a les nuances d'une poutre, son pas d'un bulldozer. J'entends son rire de scie à métaux depuis les prémices du couloir. Mais il reprend vite son sérieux lorsqu'il s'agit de boulot. Le polo rentré bien au fond du froc, les idées renfrognées plus profond encore, le fric martelé dans toute discussion, il est cynique et barbant. Je l'aurais bien accusé si jeudi il avait été là...

 

L'open-space est un lieu de passage mais je ne connais personne dans les autres bureaux. Qui pourrait se jouer de moi ?

 

Non décidément je ne vois pas qui a voulu me faire peur. Un petit bourgeon paranoïaque en moi repense au "Crime de l'Orient-Express" d'Agatha Christie, et tous les visages défilent sur les rails de ma suspicion. Coup de sifflet de Benjamin, qui m'invite à une pause clope. Terminus, tout le monde descend. J'abandonne là ce train et décide d'oublier cet incident.

 

 

 

 

 

 

Ctrl+Y

 

Dans les oreilles : Pony Pony Run Run "Out of control"

 

Je suis tombé du lit. Tombé de mon rêve. Je conduisais une voiture sans freins dont le volant tournait sans effet, comme un 33 tours terminé. Avec le son du 45 tours. Le degré zéro du contrôle, et le vide qui se rapprochait, lentement, imparable. Gobé par un ravin, recraché dans de sales draps, la sueur plaquée comme la membrane autour d'un oeuf.

 

C'est donc à l'heure où les étals encore baîllants du marché réveillent le quartier que j'ai enfourché ma Vespa vert anis. Slalom entre le boucher et la fromagère dans sa petite laine, petit crochet chez le boulanger pour un croissant, virage à gauche pour éviter le camion-poubelle, et j'arrivai à Elaq à l'heure où les cafetières chauffent encore.

 

Concentré comme jamais depuis mes prises de fonction, je jonglai toute la matinée entre le téléphone, les mails et internet ; le bon mot au bon moment, le timing bien négocié. Slalom entre les commandes et les rendez-vous, petit crochet en salle de pause pour épanouir ma vie sociale, virage à gauche pour saluer Eddy, je récupérai toutes mes balles. Total contrôle.

 

Je me permis donc une cigarette, salaire de la matinée, vers 11h30. Non loin des bosquets et du saule pleureur, Miranda, Directrice du marketing, enquillait une deuxième clope. La trentaine dynamique, les cheveux en rampe de ski, les mollets prêts pour un marathon aller-retour, elle vint mêler ses volutes aux miennes, et engagea la conversation de sa voix énergique. Je souhaitais souffler un peu et tentai de rediriger à petits pas le sujet sur autre chose que le travail, aussi afin de la connaître un peu. Ce qui donna assez précisément ceci :

 

"Felix : Je suis un peu sur les rotules ! Je suis arrivé de super tôt.

Miranda : Excellent. Tu es objectivé là-dessus ?

Felix : Oh non, Eddy n'a pas vraiment d'exigences à ce niveau-là.

Miranda : C'est vrai ? Tu as une sacrée chance !

Felix : Ah bon ? C'est plus encadré chez vous?

Miranda : Carrément !

Felix : Eddy me laisse cette liberté. Bon, mais dans mon centre, il y a un marché super important. En me levant tôt je m'en sors bien mieux, puis je prends les chemins de traverse.

Miranda : C'est un marché en plein essor !

Felix : Si on veut oui. Très varié en tout cas.

Miranda, enthousiaste : Carrément. Et tu prends de petites routes pour de grands résultats !

Felix, un peu décontenancé : Eh bien oui... on essaie. Et toi, tu as beaucoup de route ?

Miranda : Oh le marketing c'est un réseau routier : tous les chemins sont valables tant qu'on a un bon taux de pénétration. Nous c'est ce taux qui nous intéresse ! "

 

Et tandis que Miranda m'épluchait à coups de pourcents les résultats du taux de pénétration de notre dernière campagne, je me demandais comment on en était arrivé à ce sujet, moi qui allais simplement lui demander où elle habitait. Feignant d'écouter à l'aide de hochements de têtes réguliers, je rembobinais notre conversation.

"Nous c'est ce taux qui nous intéresse ! Tous les chemins sont bons tant qu'on a un bon taux de pénétration. Oh le marketalbalbalbalbalbalbalbalb... albalb... Je suis arrivé de super tôt". Nous y voilà. Depuis le début Miranda, qui ne semble avoir pas d'autre facette que celle du travail, avait compris : "Je suis arrivé à de super taux". La marge comme mesure de vie. 

 

Même en lecture ralentie, même sur pause, je ne parvins pas à démêler de suite le fil de la conversation pour vérifier si je n'étais pas une fois de plus passé pour un demeuré. Avec le recul, le quiproquo a fait banco ! Et la marketeuse, l'oreille déformée par le boulot, le cortex découpé en diagramme, a suivi sa conversation parallèle. Et la suivait, et la suivait encore, prenant mon centre-ville pour un centre analytique, le marché de légume pour un marché économique... Le dialogue devint mono.

 

 

 

A peine remonté, un peu soulé de chiffres et du débit Redbull de Miranda, je fus convoqué par Eddy. Anita, sa secrétaire, était dans le bureau, une fesse sur la table, une tablette contre l'autre fesse. La porte se referma derrière moi.

"Oh oh...", me dis-je.

Première bourde, erreur de saisie, commande quintuplée, invasion de palettes au stock. Du liège, du lourd ! Eddy ne me fit aucune remontrance, et d'une tape sur l'épaule me raconta qu'on y passe tous. Anita me sourit et m'expliqua, tout en illustrant ses propos par des schémas sur son iPad, qu'elle avait déjà tout arrangé. On ne travaille pas sans filet, chez Elaq.

Je la remerciai une vingtaine de fois. Et je sortis du bureau, pauvre jongleur, abandonnant derrière moi trois balles molles que j'avais laissé tomber.

 

J'aimerais trouver ce foutu équilibre, celui qui me permet d'être pro, sans devenir un outil, un pignon Miranda, un boulon du système dont la vie privée se résume à choisir le contenu du sandwich qu'on mâche devant son écran. Maîtriser mon affaire sans comprendre "taux de retour" quand on me parle de "pot de levure". Ma motivation est toujours surgonflée et tient bien la route ; pourtant mon volant tourne encore dans le vide, et je me demande si réussir ne nécessite pas un peu plus d'engagement encore.

J'ai sans doute trop pris l'habitude des boulots bossa-nova, aux rythmes de plagiste. Je m'étais donné comme règle de ne jamais faire passer le travail avant le reste. Et s'il était temps de grandir ? Après tout je n'ai pas de petite amie, pas de chien, pas de hamster, pas d'obligations dans une association bénévole, seulement un petit crédit de deux euros vingt au Café des artistes. Il va sans doute falloir encore consentir à quelques sacrifices. Moins écrire ? 

 

 

 

 

 

SAISONNALITE

 

 

Dans les oreillesJulien Doré "L'été summer"

 

Mes bonnes résolutions n'ont pas vraiment germé. Je n'ai pas encore redoublé d'investissement dans le travail. Dans la paume de ma main, toujours aucune courbe de progression n'est venue remplacer la ligne de coeur. Je m'en suis aperçu hier soir.

 

Ce devait être mon enterrement de vie de jeune chômeur. Le deuxième !

 

"- C'est pas logique, Gilles, deux enterrements !?

- Pas grave ! On en fera quatre, et un seul mariage. Inversons ! Innovons !"

 

Et je me suis encore fait aspirer deux étages plus haut, par une fête du Cous'. Je ne devais manquer celle-ci sous aucun prétexte car devaient passer Jenni et Sophie, deux "bombasses qui kiffent les intellos". Pour Gilles, le seul fait de lire plus de deux livres par an lui fait classer une personne dans la case intello. Je lis au moins dix livres par an. Et j'ai eu le malheur de parler de la tenue de mon blog, je suis donc catalogué, l'étiquette cousue à même la peau.

 

Jenni et Sophie ne sont pas passées. Mais Jessie et Elodie, oui. Le Cous' vint m'expliquer en deux ou trois postillons à l'oreille qu'il s'était trompé de noms, de personnalités et de culs. En fait elles préféraient les sportifs. Et il se rappelait d'elles moins boudinées.

 

Peu importait, j'avais la curiosité chatouillée par Aude, une adepte du mojito, qui papillonnait d'un groupe à l'autre, butinait des bribes de conversations avant de s'envoler. Sa petite robe blanche m'affriolait. L'été s'était réfugié dans ses voiles.

Si je tournais aussi de groupe en groupe dans le sens inverse, je finirais par retomber sur elle ! Sauf qu'aucune logique ne dictait ses déplacements. J'allais vers un trio comme elle se faisait resservir un cocktail ; je partais remplir mon verre de rhum-coca mais la voyais sur le canapé. Moi, à la fenêtre. Elle, dans le hall. Elle, à fenêtre. Moi, au canapé. Un lourdaud avec une épuisette ! Epuisé par cette chasse, je partis en cuisine.

 

Puis le papillon s'est posé sur mon nez. Son verre rempli de glaçons assoiffés me fit loucher. Aude me demanda si je savais faire les mojitos. Ce ne sont pas trois feuilles de menthe qui allaient tout faire sombrer. Je serais l'ambassadeur, l'inventeur du mojito ! Petite cascade de rhum, la vague d'eau et de bulles, une plage de sucre, une plongée de menthe, voilà l'été !

Mais la petite robe blanche avait disparu, définitivement. Insaisissable...

Je bus le mojito, trinquant avec le robinet. A la fin de l'été ! Aux tonnes de feuilles mortes !

 

 

 

Les volants blancs de la charmante Aude ont voltigé devant mon écran toute la matinée. J'eus même du mal à répondre aux questions alambiquées de Benjamin.

 

"- Merlin, est-ce que c'est possible d'envoyer le même courriel à deux personnes en même temps ?  

- J'sais pas..."

 

Ma ligne de coeur, quelle que soit la main, est compliquée. La moiteur de l'angoissé peut-elle être responsable de ces creux, ces croisements, ces escarres infinitésimales ? Je passai un ongle le long du sillon qui se scindait, se sectionnait, s'absorbait... Autant de rencontres, autant d'échecs. Une guerre des tranchées sous les tranches d'une petite vie. De l'amour saucissonné. C'est ce qu'on réserve aux types moyens.

 

Un pas sportif fit trembler le cycas sur mon bureau. Miranda passa dans mon dos, le téléphone niché à l'oreille - il tenait sans doute sans les mains. J'entendis les expressions "adéquation-client", "repli du taux de pénétration", "achat d'impulsion". Et soudain je réalisai que je devais sortir à midi, fuir la cafétéria du premier et ses plateaux pisseux, ses habitués en vase clos.

Pour une fois changer d'air.

Je demandai un tuyau à Vincent, qui me proposa de partager ses tacos, dans un coin de la forêt. Exactement ce qu'il me fallait.

 

Nous avons marché un bon moment parmi les chênes et les châtaigniers. Vingt mètres au-dessus de nous, une coupole de feuilles brunissait déjà, prête à se dépouiller aux prochaines bourrasques. Le strip-tease manquerait de langueur. Après une clairière pointillée par Cézanne, nos pas ont foulé quelques violettes nomades jusque là où les toiles d'araignées ensoleillent les chemins. Derrière ces portes de dentelles, le bruit des flots.

 

"- La rivière ! m'annonça Vincent. En cas de saturation. C'est mon abri antiatomique.

- Pour te préserver de l'explosion ?

- Tout juste."

 

Sur un tronc affalé devant la rivière, comme des camarades entre une marelle et une piste de billes, nous avons savouré cette cour de récré sauvage. Vincent ouvrit son papier d'alu et me découpa à la main son repas. Il avait disposé une petite serviette sous ses maigres fesses pour préserver son pantalon de la résine.

Dans ce sanctuaire boisé, mon nouveau copain décravata sa retenue et on commença à redessiner le monde à la craie.

Le poulet, délicieux, était mariné au cumin. Des plaisirs simples... "Tu ne sais pas ce que tu veux!" me scandent à chaque fois mes parents. Felix Laitier, né en 1978, hobbies : ne pas savoir ce qu'il veut. Des plaisirs simples ! Voilà ce que je veux ! Avoir une copine pour plus de trois nuits et un bon boulot. Et du poulet au cumin.

 

Récemment pris de passion pour la cuisine (une victime du gavage des émissions culinaires), Vincent commença à me dépiauter les secrets de ses recettes.

Son téléphone sonna. Sa femme lui lançait un coucou depuis son travail. Tellement mignon. Comme j'aimerais qu'une jolie fille me fasse ainsi signe.  

Il remit le couvert et me livra quelques unes de ses spécialités.

Son téléphone sonna.  Sa femme lui demandait à quelle heure il finirait ce soir. Il devait lui manquer, sans doute. Belle symbiose.

Je lui parlai d'une bonne trattoria, il me confiait l'adresse d'un excellent poissonnier quand...

Son téléphone sonna. Sa femme avait oublié un détail.

Nous évoquions...

Son  téléphone sonna. Sa femme...

 

Je mordis dans le tacos et me dis : "être célibataire, c'est pas mal pour finir". Et là, à mi-chemin entre deux saisons, depuis un sentier mangé par les buissons, j'entendis mes parents rabâcher...

 

 

 

Graphique semaine 2 4 colonnes 

 

 

 

 

 

 

10 MILLIARDS DE NANOSECONDES

 

 

Dans les oreilles : Tindersticks "Her"

 

 

Une lame de fond a secoué le bureau.

10 milliards de nanosecondes selon le cortex informatique.

10 secondes selon le Temps Universel Coordonné.

Une éternité selon moi.

 

 

Seconde 1 :

 

Les miettes de pains au chocolat collent encore au menton de plusieurs employés d'Elaq. Des viennoiseries amenées par Eddy pour bien commencer la semaine ne demeure qu'un sachet que le gras a rendu translucide. Le plateau commercial est en train de se remettre au travail. Tac. Barnabé, les pommettes saillantes à la conclusion d'un rire-barouf, se passe une main sur le visage et écrase sous ses phalanges poilues les confettis feuilletés parsemés sur sa barbe. Tac.

A sa gauche, la porte qui donne sur les bureaux compartimentés d'Elaq s'ouvre. Un courant chaud pénètre et soulève le plateau. TAC. L'attaque d'un talon prend l'équipe de front, tout feu, flamme & co.

 

 

Seconde 2 :

 

C'est d'abord une grande aspiration. Ainsi les navigateurs sont-ils ingérés par la grande vague : ravalés puis engloutis. Les visages d'hommes se tournent dans la même oblique. Les pupilles les plus concentrées se font ravir, entrainées dans un flot d'humeur aqueuse. Les têtes se relèvent, les cous se tendent vers cette force magnétique aux contours noirs qui vient de passer la porte.

Tac. Ses talons se cabrent une fois encore mais je ne les entends plus. Dans mes oreilles, il n'y a plus qu'une guitare sèche au galop et la plainte de Stuart Staples qui serine "her, it's her".

Elle avance dans l'allée tandis que je gagne mon siège. Et je me dis que je ne l'atteindrai plus jamais. Emporté par les courants.

 

 

Seconde 3 :

 

Elle relève la tête et libère son parfum. D'où je suis je ne peux pas le sentir mais je sais qu'il charrie les fleurs du tout premier jasmin et les trésors de l'orchidée. Le champaca éclate. Des notes de mandarines picoteront mes narines pour amuser ma galerie nasale avant de disparaître.

Elle.

Elle esquisse un délicieux sourire.

 

 

Seconde 4 :

 

A leur tour les femmes lèvent les yeux et suivent le parcours de cette silhouette à la fois vaporeuse et charnelle. La scrutation est sévère. Les mâchoires se durcissent.

Chez Mario, le coordinateur, on constate un effet inverse et sa bouche s'ouvre. Il regarde filer le nylon, les dentelles noires de la jeune femme. Sous sa robe ondulent les promesses d'une danse, les prémices d'une rumba. Ses hanches tanguent aux rives argentées d'une ceinture raffinée.

Tous les hommes hochent à présent la tête, de plus en plus perceptiblement, au rythme aimanté de la robe noire.

 

 

Seconde 5 :

 

C'est la seconde de répit, celle où la vague laisse à l'homme aspirer une ultime bouffée d'air. Son cerveau s'oxygène et il prend conscience qu'il doit être présentable avant le coup d'oeil fatal. Léo recoiffe ses cheveux châtains de présentateur télé, Vincent redresse son corps avachi et lui donne une stature sportive soviétique, John sort l'index de son nez et le frotte à l'arrière de son jean, Pierre rentre son ventre. L'espace s'éclaircit : le soleil se reflète sur la dent métallique d'Eddy dont le sourire frais d'un demi-tube de dentifrice déborde.

 

 

Seconde 6 :

 

Au centre de notre arène, c'est toute la fougue d'une corrida qui ameute les cheveux de l'Apparition. Le lierre sombre s'élance et se courbe, ondule et rebondit sur les formes chéries. Une nuit que les étoiles ont fuie suit le pas chaloupé, panache nébuleux. Une comète dans l'allée.

Et parmi ses boucles, une fleur sanguine suspendue aux quatre ou cinq ou six vents.

Elle.

Elle lance : "bonjour". Elle balance une miette aux pigeons. Ils se précipitent : "sa-bon-lut-jour-hel-bon-lo-jour !!!!"

 

 

 

Seconde 7 :

 

C'est la seconde où tout se dérègle. La seconde où un pic d'improductivité, succinct mais violent, est enregistré sur l'échelle des acheteurs. Comme des interférences, des ondes qui brouillent tout depuis la source noire. Le moment où les statistiques rapportent une recrudescence de faux numéros depuis les bureaux d'Elaq. Où les calculs, même les simples additions, doivent être repris à zéro. Où les fautzs de frapeps affluent. La gent masculine ne sait plus quel dossier elle est venue chercher dans l'armoire. Les mots se piétinent pour sortir de la bouche dans le désordre, dans une bouillie de syllabes hachées. Les bafouilles se tachent d'encre. Les stylos se cachent pour mourir. L'écart mesuré entre le front et le menton de l'homme s'élargit de manière irrationnelle. Si les tables pouvaient porter plainte, elles le feraient pour inondation de bave.

 

 

Seconde 8 :

 

Dans sa main droite, longue, tannée, de petits clics. Elle joue avec un stylo Bic basique, si ce n'est sa couleur vert pomme, à quatre mines de couleur. Je regarde les picots arcs-en-ciel se succéder sous une pression sensuelle, et à la cadence de ses saccades mes iris marrons se font vairons. Mon regard remonte les épaules en mouvement et se retrouve face-à-face avec deux galaxies masquées par le mascara.

Je sombre.

Elle.

Elle renfloue son sourire.

 

 

Seconde 9 :

 

Les pigments de mes joues s'embrasent. Un à un. De bas en haut. Tous.

 

 

Seconde 10 :

 

Tac. L'écume ibérique abandonne les corps inertes derrière elle, s'évanouit.

Les hommes s'ébrouent, se débarrassent des goémons qui empêtrent leurs idées - sauf Banjo qui grimace devant son écran. Les femmes lèvent les yeux au ciel, plissent les lèvres - sauf Ericka qui brasse devant son écran. 

Les mots répondent à l'appel et retrouvent leur sens. On ramasse les stylos. On reprend les calculs. On essuie les tables.

 

Je retrouve mon siège et y assois la moitié de mes fesses, au bord du gouffre. Le gouffre de 10 milliards de nanosecondes, d'une éternité.

 

 

 

 

 

 

INFORMATION - FORMATION

 

 

Dans les oreilles : Baxter Dury "Happy soup"

 

Je ne suis pas sorti indemne du raz-de-marée d'hier. Je baigne encore dans un magma, les bruits sont assourdis par un liquide amniotique qui verrouille mes pensées. C'est un rhume de cerveau au sens propre.

 

J'ai fait le test du supermarché, pour voir si le vertige causé par le passage de cette fille dans notre bureau résistait aux obligations quotidiennes. Au rayon fruits je me dirigeai vers les oranges espagnoles et la marée noire me regagnait. Quelques bouteilles de vins... au hasard, du Rioja. Même sous les étagères de bricolage, j'entendais ses talons castagner.

Dernier essai : manger chez mes parents. Ils sont le mètre-étalon du concept de routine. Leur repas commence au huitième coup du JT. En cas de départ, si mon père est prêt en avance, il attend dans sa voiture l'heure qu'il avait prévue pour partir. Même le temps doit être lustré.

J'eus droit au fameux "Tu ne sais pas ce que tu veux !" trois fois. Jamais pourtant cette phrase n'avait semblée aussi creuse. Oublié le festival tourbillonnant d'Aude chez le Cous'. Je ne voyais plus que la fille en noir.

 

Elle est repassée. Je l'ai vue en tout cinq fois. Cinquante secondes. Je n'ai pas osé demander sur le champ à mes collègues qui elle était, où elle travaillait, pourquoi je ne l'avais pas vue avant, quelle était sa marque de surgelés préférée. Ne pas passer pour un chacal... Je savais à qui j'allais poser la question pour ne pas éveiller les soupçons, pour qu'on ne voie pas dans ma question des crocs de chien affamé.

 

Quand elle est partie vers 17h00, je me suis approché de Banjo, une feuille à la main, comme pour parler travail.

 

"- Banjo, c'est qui cette fille ? Elle en fait du bruit avec ses talons !

- Qui ? Elle?"

 

Il pointa la sortie d'un pouce désintéressé. Son oeil écarta sa mèche et m'observa.

 

"- Oui la fille en

noir qui vient de sortir.

- C'est Emma. Pourquoi ?"

 

Emma. C'est magnifique.

 

"- Juste comme ça. M'informer. Mettre les prénoms sur les visages. Qui est qui. Intégration sociale.

- Tu m'as pas demandé pour la mamie qui est passée avant."

 

J'aurais peut-être dû plutôt demander à Vincent.

 

"- Une mamie est passée ? Pas vu. Et Emma, elle travaille où ?

- Qui est qui, hein ? Intégration sociale... Sacré Merlin, va ! Elle travaille à la compta. Tu veux son numéro de téléphone ?

- Et pourquoi pas sa marque de surgelés préférés tant que tu y es ! Non, je m'en fous !

- Toucongel.

- Hein ?

- Sa marque de surgelés.

- Tu... Comment tu sais ?

- C'est ma petite amie."

 

Je me mis à suer, phoque à l'agonie, la gorge obstruée par la honte des haines qui y remontent. Un mélange infâme de jalousie, de stupeur et de déception m'étrangla. Benjamin venait de crever la poche aqueuse dans laquelle je baignais depuis deux jours. Tout dégringolait. Je me désagrégeai. Je perdais mes os.

 

C'est ce moment que choisit Eddy pour m'appeler dans son bureau. Je me composai un sourire cousu au fil de pêche et gagnai le bureau aux vitres transparentes. Je me plaçai dos à l'ahuri qui cachait bien son jeu.

Eddy m'annonça que je partais en formation à Strasbourg toute la semaine prochaine. Incursion en magasin. Perception des envies clients. Immersion.

 

Je ne pensais plus qu'aux eaux tendres dans lesquelles je flottais depuis la veille. Je ne voulais plonger nulle part ailleurs.

 

"- Génia Eddy ! C'est génia !"

 

Je n'arrivais plus à prononcer les L, la langue figée. Carrée comme un pâté-croûte.

 

"- Oui c'est important de se frotter au concret. Ca va te booster les idées, se félicita Eddy.

- Quatre nuits d'hôtè ?

- Douté de quoi ?

- Je veux dire... Bed & Breakfast ?

- Oh non, il y a un bel hôtel à deux pas du magasin. Anita va t'y réserver une chambre.

- Génia."

 

Je rassemblai mes tendons, dépliai mes restes de rotules, refermai la porte et m'affalai sur mon siège. Banjo balayait sa mèche du coin de l'oeil. Il m'observait le vicelard ! Puis j'ai entendu ces deux mots, les plus beaux depuis... depuis "C'est Emma". Je m'en délectai comme d'un lait maternel :

 

"- Je déconnais."

 

Dans ma tête je dis : "génia".

 

 

 

 

 

 

INTEGRATION SOCIALE

 

 

Dans le pantalon : Marvin Gaye "Sexual healing"

 

 

Ce soir, je me suis rendu au jardin d'hiver avant de partir. La journée avait été rude, j'étais tout tendu, à force de penser au taux de pénétration d'Elaq. Et miracle. Elle était là, la femme en noir, Emma. Elle portait une jupe courte, de celles qui font perdre leurs moyens à tous les garçons.

 

Elle était penchée en avant, elle regardait une rose en pleine croissance. Elle a tourné la tête, juste la tête. Ses fesses étaient toujours tendues vers moi. Puis elle a dit "Viens..."

L'appel était trop sensuel, je ne me suis pas fait prier. Si Ulysse était assez bête pour s'attacher à son mat pour résister aux sirènes, je n'ai pas fait la même erreur.

 

Une fois tout près d'elle, elle a remonté sa jupe et m'a montré le chemin. Je me suis quand même demandé une seconde si Aude avait les fesses plus ou moins rebondies qu'elle, puis nous avons fait l'amour parmi les plantes, dans un élan sauvage, l'excitation d'être vus à fleur de peau !

 

Ca n'a pas été très long mais d'une intensité largement satisfaisante pour l'un comme pour l'autre. Elle m'a caressé la joue et donné rendez-vous même heure, même endroit, même performance enfiévrée pour le lendemain.

C'est comme dans un rêve, mais c'est l'étourdissante réalité. C'est presque trop beau, mais je sais que demain, à nouveau, je prendrai Emma dans le jardin d'hiver d'Elaq !

 

Voilà ce que j'appelle une bonne intégration sociale !

 

 

 

 

 

 

HACKER !

 

 

Dans les oreilles : Norah Jones "Chasing pirates"

 

Il s'est donné de la peine, le Cous', pour hacker mon blog ! Après que je lui ai parlé de mes écrits en ligne il a tout lu, étudié, et à la pipette récupéré quelques traces d'ADN dans mes phrases. La transplantation s'est bien passée. Le clonage est bâtard, mais il a réussi.

 

J'ai croulé sous la panique en voyant le post d'avant-hier. Je me suis d'abord senti envahi, cambriolé. Mais après tout on ne m'avait rien volé, si ce n'était ma terne identité. Evidemment j'ai rapidement compris qui était l'auteur, l'intrus, l'attardé sentimental qui avait détourné ce blog. En guise de hacking hi-tech, Gilles a simplement le double des clefs de mon appartement. On a vu des piratages plus élaborés.

 

Face à l'effort d'imitation j'ai choisi de laisser cette boursouflure littéraire, cette cloque érectile même pas digne d'un téléfilm interdit aux moins de quinze ans et demi. Gilles n'avait pas écrit autant depuis les cartes postales que mon oncle l'obligeait à écrire en vacances, je me devais de saluer ce travail.

 

Un aveu : imaginer le visage incrédule puis décontenancé de mes hypothétiques lecteurs face à ce chapitre trans-fantasmé de ma vie me pousse aussi à conserver la page intrusive. Enfin pas de panique, aucune plante n'a été blessée pendant le tournage de cette scène. Quant à la plus belle plante de l'histoire, je ne l'ai évidemment pas même effleurée.

 

J'ai sans lassitude assisté à ses va-et-viens, la vue pleine d'acouphènes. Son cou fin balançait, douce berceuse...

 

Pourtant je sens que cette semaine sans ses tendres traversées se passera bien, m'aidera à relativiser et à nuancer son charme. J'ai d'ailleurs déjà essayé de me convaincre que son menton était peut-être un peu large... Sans doute lorsqu'elle baille est-elle moins à son avantage ! Et ses bracelets ; certaines breloques s'entrechoquent entre toc et mauvais goût... non ?

Non.

 

Force est de constater que je serais un piètre philosophe : je ne sais pas prendre de recul avec pertinence. Par conséquent, en avant pour la formation !

Lors de mon absence, Gilles est censé venir arroser les plantes. Alors si pendant la semaine je vous raconte que j'ai braqué les caisses d'Elaq ou que je baise par monts et partouzes, prenez l'information avec autant de pincettes que si elle venait d'internet...

 

 

 

 

 

Profils clients Elaq ok

 

 

 

 

 

 

RAPPORT DE STAGE

 

 

Dans les oreilles : Jay Jay Johanson "So tell the girls that I am back in town" 

 

Le stage s'est agrémenté d'une invitée surprise.

En arrivant au bâtiment attenant à l'hôtel, j'ai vu une jeune femme, un pied contre le mur, rock'n'fuck attitude. Clope au bec, elle défiait du regard chaque brique de l'hôtel. Vieux contentieux apparemment. Ses cheveux blonds salasses me disaient quelque chose et j'en conclus rapidement que c'était forcément une célébrité. C'était la première fois que je mettais les pieds à Strasbourg, ce visage ne pouvait donc venir que du star-system. L'hôtel n'étant pas luxueux au point d'accueillir Kate Moss, j'épluchai plutôt mes fiches de gloires de la télé-réalité.

Une plissure d'yeux, premier indice en bas de mon écran... Cet air dégoûté d'la life, grave... Mag ! Vedette bien relative, en exclusivité sur la chaîne Elaq. Eddy avait omis de me signaler que la jeune assistante de Cornélia suivrait la même semaine de stage que moi. Sous la même serre.

 

C'est drôle comme on se parle avec bien plus de sympathie lorsqu'on croise dans un autre contexte un collègue à qui on adresse habituellement peu la parole ! Nos points communs sont exhumés. Soudain, on sait de quoi se parler. Et bien tout cela ne marche pas avec Mag. Comme moi elle ignorait que nous serions deux, mais s'il y avait à lire en elle la surprise de me voir, cela a dû partir en fumée dans sa dernière taf. Elle me salua comme si nous étions au bureau, du bout du mégot.

 

 

 

Nous avons passé une semaine bien remplie, bureaux le matin, surface de vente l'après-midi, surface de zinc le soir. Le Directeur qui a fait sien le magasin alsacien s'ingénia à nous faire découvrir la ville et ses pages aromatisées. Avec la générosité d'un Gewurztraminer, il nous mena de bars en caves, de caves en stands. Photo de groupe dès le premier soir, une tournée par employé, vendange très tardive !

J'étais content de ne croiser les clients que l'après-midi, en meilleure possession de mes moyens. Dès le premier jour je naviguai entre les rayons, avec ou sans client, l'aisance déployée. Je connais si bien le monde d'Elaq que je m'y déplace comme on nage. Les courants me ramenaient toujours sous la grande serre, arche de nuée verte où les clients s'émerveillent. Face à cette jungle à quatre angles, les clients oublient qu'ils sont dans un magasin. En tout illogisme consumériste, ils s'enfoncent pour la plupart entre les plantes exotiques là où le chemin est le plus étroit.

Se perdre...

 

Dès l'entrée, le rythme se ralentit, se ouate sous les touffes de moiteur invisible. Les roues du chariot sur le goudron, les pas pressés, les interpellations, tous se nimbent de quiétude devant la peuplade végétale qui les accueille.

 

Cela n'empêche pas les farfelus de se faufiler, loin s'en faut !

J'ai eu droit à une tenace main aux fesses d'un type en panama tout de lin vêtu, tandis que j'apprêtais quelques bruyères trop criardes ; un gloussement en lieu et place d'excuses, j'en conclus que j'avais un sosie fessier dans les parages. J'ai vite abandonné les recherches, ne connaissant finalement qu'assez peu le modèle comparant.

Il m'a fallu réveiller une dame ayant dormi toute la journée dans un transat. Elle s'est évidemment défendue de s'être jamais assoupie et m'a traité de "gougeaton" - sans doute un croisement de malotru et d'amateur de reggaeton.

Un retraité m'a fait une thèse sur les coccinelles en sept points, un enfant a désigné un cache-pot comme cabinet personnel (je l'ai laissé finir, de toutes façons je ne sais pas parler aux enfants), un psychopathe a acheté l'ensemble de nos piranhas et quand il réclama "le banc complet", Mag lui indiqua que ce meuble n'était pas à vendre, mais pour le repos des clients. Je m'empêchai à la fois de rire et de lui signaler que les clients fatigués optaient davantage pour nos transats.

 

Une fois tolérée la torpeur de la première salle, la décontraction gagne les visiteurs et les échanges avec les vendeurs peuvent être assez longs. Mag avait du mal avec cela. Mag a du mal avec tout ce qui dure plus d'une minute trente. En une semaine, je l'ai vue sourire quelques fois, mais son seul rire débridé fut généré par une série de vidéos picorées sur Youtube. Des types en tracteurs qui se lançaient volontairement dans l'eau.

 

"- Si tu aimes cet humour, Mag, tu devrais voir Jackass, le film, ça devrait te plaire. Ou mieux, Borat ! lui conseillai-je.

- Des films ? Entiers ?

- Et bien tu ne vas pas regarder que la fin !

- Mais c'est trop long ! Deux heures sans voir le jour, merci..."

 

Je détenais le secret de ses yeux toujours en phase de fermeture : elle avait trop engrangé de lumière.

Etonnante en tout cas, cette cohabitation entre le rythme du jardinier et celui de la Génération Twitter. Je me suis demandé toute la semaine comment l'art du jardinage pourrait s'enraciner dans un monde qui file si vite. Si des Madame Joly sensibilisaient leurs élèves à la patience de la pousse.

 

 

 

Au moins une fois par jour, je passais une veste et me mêlais aux clients pour les entendre sans qu'ils se méfient. Felix Laitier, Agent de liaison, permis de tuer le temps.

J'ai collecté les plaintes, relevé les regrets, photographié les attitudes, scanné les comportements, tendu mon micro vers les bambins dont l'innocence dégage les évidences cachées. Mais aucune nouvelle idée de marché n'est née. Encore, les bribes d'Emma couraient dans mon esprit, vestiges volages de la semaine passée. Ses couleurs paraient les photophores. Dans un décor de cire, parmi les odeurs de vanille et de fleur d'oranger, j'eus le pressentiment absurde que ce serait dans les passages tétanisants de cette fille que je trouverais l'inspiration.

Un enfant me fixait. Diablement. Ses yeux, deux arbalètes, me tenaient en joue du haut de ses trois pommes. La maman conseillait une grande tante et ne portait plus attention au petit totem qui ne me lâchait pas. Troisième minute. Le discours de la mère m'intéressait, et le fils ne cillait pas. Je mimai "haut les mains !" mais ça ne l'amusa pas. Enfin, des mots :

 

"- Pourquoi tu fais semblant ?

- Pardon ?

- Pourquoi tu fais semblant d'être un client ?

- Pas du tout..."

 

Machinalement je m'emparai d'une bougie et en étudiai le prix. La preuve !

 

"- Je fais des achats.

- Menteur, t'es du magasin ! T'es sur la photo, là-bas !"

 

La photo de groupe de notre première soirée, punaisée à l'accueil !

 

"- Ah mais quel petit con d'observateur !"

 

Faillis-je dire.

 

Mais la mère l'entendit à travers ma boite crânienne, la sensitivité est une affaire génétique. Elle prit la main du morveux et la famille mentaliste partit en coup de vent.

 

Je suis censé rameuter de nouvelles tranches de clientèle. J'ai fini ma semaine en faisant fuir mes trois premiers clients.

 

 

 

 

 

OPTIONS OUTLOOK

 

 

Dans les oreilles : Bloc Party "One more chance" 

 

 

LE CHAPITRE DONT VOUS ETES LE HEROS

 

 

1

Vous devez rendre à votre chef direct un succinct rapport de stage suite à votre semaine en magasin. Vous croyez bien faire en lui envoyant votre rédaction depuis chez vous à 23h39, petit coup de vernis sur votre image de garçon sérieux. Mais vous réalisez une fois le mail parti, que vous vous êtes trompé de pièce jointe et que vous avez envoyé votre article de blog du même nom - "Rapport de stage". Cet Envoyer/Recevoir a pesé plus lourd que les autres. Demain Eddy lira votre post et supprimera votre poste.

Vous vous tirez les joues comme si cela pouvait avoir une incidence sur le rattrapage de ce mail. Vous cherchez des solutions.

 

Vous choisissez de téléphoner à votre chef pour le prier de ne pas tenir compte du mail, rendez-vous au 8.

Vous décidez de ne rien faire et comptez sur la chance, rendez-vous au 13.

Vous vous plongez dans les forums internet pour trouver une solution informatique, rendez-vous au 3.

 

 

2

Il est 5h44.

 

Mais pris dans un élan littéraire libérateur, vous avez malmené votre clavier jusqu'aux heures décharnées. Vous n'entendez pas votre réveil. rendez-vous au 6.

 

 

3

Tous les forums sont unanimes, la seule solution est d'ouvrir l'ordinateur du destinataire avant lui et d'effacer le mail de sa messagerie.

 

C'est ce que vous décidez de faire. Vous mettez votre réveil à 5h44 et choisissez d'intercepter ce mail. En attendant vous prenez un petit rhum-coca pour diluer votre stress, rendez-vous au 9.

C'est ce que vous décidez de faire. Vous mettez votre réveil à 5h44 et choisissez d'intercepter ce mail. En attendant vous bloguez un peu pour enfouir votre stress, rendez-vous au 2.

Le nombre d'obstacles vous terrorise, rendez-vous au 6.

 

 

4

Le temps passe et aucune solution ne vient vous soulager. Le chocolat, bu un peu trop vite, vous brasse. L'ombre du cycas vous nargue. Saleté de plante et sa menace sans origine ! Tout se mélange dans votre tête, expéditeur inconnu, message, cycas, blog, Virus, e-mail, racheter du lait (oui, tout se mélange, vraiment tout), destinataire, hacker, virus, virus, virus !!! Vous avez un déclic.

rendez-vous au 12.

 

 

 

5

Vos doigts pourtant habituellement appliqués suintent la maladresse. Les trombones glissent, déchirent vos empreintes digitales. Votre front laisse des traces humides sur la porte vitrée déjà rendue opaque par votre respiration haletante. A force de donner du pêne, vous entendez un cliquetis encourageant dans la serrure. Tout à coup... la lumière écrase l'open-space, les bureaux, vos pupilles. Anita vous surprend dans une position difficilement justifiable. Elle décoche son iPhone. "Eddy ? Il faudrait venir rapidement." rendez-vous au 13.

 

 

6

Vous n'avez rien changé à la situation, retournez au 1.

 

 

7

La ville vient de s'extraire de sa couette lorsque vous la traversez. Vous gagnez le bâtiment d'Elaq et vous précipitez dans l'open-space encore sombre et vide. Les écrans ont l'air d'oeuvres d'art au repos dans un musée, la nuit. Vous abaissez la poignée de porte du bureau d'Eddy et constatez avec effroi qu'elle est fermée à clef.

 

Vous vous emparez d'un trombone sur le bureau le plus proche, celui de Marie, et tentez de crocheter la serrure. Rendez-vous au 5.

Vous sortez les grands moyens. Vous pensez que tout ceci est une épreuve qu'il ne faut pas prendre à la légère. Vous allez monter sur le toit avec des cordes, et à l'aide de noeuds coulissants descendre par le bloc d'aération jusqu'au bureau d'Eddy. Suspendu entre moquette et plafond, vous allumerez le PC d'Eddy et effacerez votre e-mail. Rendez-vous au 14.

Vous préférez temporiser et vous poser devant votre écran pour réfléchir, rendez-vous au 4.

 

 

8

Vous sortez du lit Eddy, Directeur commercial, pour une simple histoire d'e-mail erroné.

 

Vous le conjurez de ne pas ouvrir le mail demain matin, rendez-vous au 13.

Vous changez d'avis et vous faites passer pour un vendeur hongrois de stores automatiques, rendez-vous au 6

 

 

9

Il est 5h44.

 

La nuit vous a porté conseil : il suffit d'appeler Eddy dans une heure pour réarranger la vérité et lui dire de ne pas tenir compte de ce rapport incomplet, rendez-vous au 11.

Vous sonnez les matines, prenez une douche dynamite de huit secondes, prenez un chocolat chaud dans le même temps et enfourchez votre scooter. rendez-vous au 7.

Vous ne prenez même pas le temps de vous laver et enfourchez votre scooter. rendez-vous au 10

 

 

10

La ville est encore sous les couettes lorsque vous la traversez. A un kilomètre du bureau, une odeur acide vous déconcentre. Vous vous demandez si ce ne sont pas vos aisselles et voulant vérifier vous affolez le guidon. Votre Vespa, Vini Vidi mais pas Vici, vole contre un platane. Vous êtes sonné. L'odeur vous brûle le nez, abonde. Le camion-poubelle qui diffuse ce parfum de plastique s'arrête et vous porte secours. Direction l'hôpital. Et donc direction 13.

 

 

11

Il est 6h59. Eddy vous rassure au bout du fil. Mais la curiosité est un pic-vert matinal qui le pique avec acharnement. Il ne peut s'empêcher d'ouvrir votre "rapport". Rendez-vous au 13.

 

 

12

Vous descendez tranquillement allumer votre première cigarette. Sur le bord frisquet du matin, elle vous borde le coeur. Vingt minutes plus tard, Eddy gare sa Maserati 3200 GT. En toute sérénité vous le saluez et lui dites "Eddy, je suis venu plus tôt parce que je suis embêté : je me suis aperçu que mon ordinateur perso était vérolé. Et hier des messages sont partis de mon PC vers tous mes contacts avec un violent virus. Virulent. Fatal en fait. Avant toute chose, efface-le ! Désolé pour le dérangement..."

Eddy vous remercie d'avoir devancé l'aurore pour éviter le pire.

Vous lui dites : "Je n'avais pas d'autre option, je n'ai pas eu a hésiter."

 

Bravo, vous restez chez Elaq.

 

 

13

Eddy a tout en main pour réaliser que vous êtes un imposteur, doublé d'un loufoque. Il écourte votre période d'essai. VOUS ETES VIRES !

 

 

14

Vous ressortez donc du bureau pour acheter des cordes. Vous ne trouvez pas de magasin ouvert de suite et le temps passe. Lorsque vous êtes sur le toit et que vos noeuds savants sont prêts, il est 10h48. Rendez-vous au 13.

 

 

 

Et pour mes lecteurs les moins joueurs ou sans GPS : la solution itinérante arrivera demain.

 

 

 

 

OPTIONS OUTLOOK, DES SOLUTIONS POUR TOUS

 

Les numéros gagnants du chapitre dont vous étiez le héros étaient :

 

1 - 3 - 9 - 7 - 4 - 12

 

 

 

 

 

VERROUILLAGE MAJUSCULE

 

 

Dans les oreilles : The Coral "In the rain"

 

Le bitume, laqué, saturé d'eau, coule plus qu'il ne défile. Le trafic trempe les trimeurs du matin dans la tempête. Empêtré dans cette grise humidité, j'arrive un peu tard. Dernier dérapage sur le parking, enfin là... Mes fesses sont talées, il n'y a pas que la ville qui connaît des problèmes de circulation. Des fourmis aux fesses, tu parles d'un microcosme...

 

J'en étais là de mes sidérations sanguines quand je découvris le tableau. Devant l'entrée d'Elaq, un amas de corps. La grappe grisâtre se mouvait, flottante. Une houle de râles secouait la foule grêle. Haillons dégoulinants, rats musqués sur le crâne, regards dévidés. Les employés d'Elaq sur le Radeau de la Méduse.

 

Les talons-aiguilles s'étaient réfugiés sous le saule qui pleurait plus que de coutume. Les parapluies, trop petits pour trois ou quatre, rétrécissaient à mesure que les gens s'en approchaient. Le Guen, le Directeur des Ressources Humaines à genoux devant la porte, filtrait mal les vingt-cinq conseils contradictoires qui lui arrivaient en masse. Derrière lui le personnel émettait spéculations et plaintes, dans ce désordre.

 

Absurde et insolente, la porte ne s'ouvrait pas.

Tirer. C'est écrit dessus. Je me revis lutter contre elle le premier jour. Jolie revanche de voir la réceptionniste ébahie devant l'entrée, une rivière bleu électrique courant de ses paupières à ses joues. Le Guen perdait le contrôle. Coup de pied douloureux. Grimace canine. Pantalon beige imbibé.

Derrière lui Barnabé et Eddy rivalisaient pour prendre le relais. Courte paille à celui qui dresserait les épaules les plus gaillardes. Les femmes jugeaient.

Emma était absente, incompatible avec la disgrâce...

Les responsables multipliaient les coups de fils inaboutis. Banjo, incrédule, secouait sa tête enfouie sous une casquette dédaigneuse. Il répétait une phrase disloquée : "nul ; nul !". Mario, la myopie au bout de montures mal réglées, réajustait la buée sur son nez toutes les six secondes. Le rire rauque et moqueur de Bénédicte submergeait l'attroupement. Yoko tenait au-dessus d'elle un sac de supermarché percé, étendard bio dégradant. 

 

A l'écart du naufrage, Mag suivait la dérive sans sourciller. Sa cigarette roulée couleur dalmatien pendouillait de la bouche, éteinte, OCB oscillant sous les gouttes. Stoïque, la gamine me parla sans se retourner.

 

-"Je t'avais dit qu'il se passe des trucs bizarres dans cette boîte."

 

Un soir à Strasbourg, Mag m'avait vaguement émietté une théorie sur des étrangetés qu'elle avait remarquées à Elaq. Pour être honnête j'ai mis ça sur le compte de la fumette. Et maintenant elle faisait encore allusion à ce tapis de ballons crevés qu'elle avait foulé un matin d'août. Des ballons pourpres, certains avec des mots illisibles, déshydratés. Dans le hall, dans la salle de pause, sous la verrière... Les femmes de ménages, le couteau encore à la main, s'étaient hâtées de les faire disparaître sous l'oeil méfiant de Le Guen. Pas de fête la veille et pas de témoins de ce drôle d'épisode, Mag en avait conclu qu'

 

-"il se passe des trucs vraiment chelous..."

- La serrure fait des caprices ? Rhumatisme ?

- Ca fait une demi-heure qu'ils essaient chacun leur pass. Pas un qui fonctionne. Pètent les plombs.

- C'est le système électronique qui a dû bugger.

- Chelou"

 

Cinq millimètres de précipitation plus tard, un bricoleur des services généraux ahhhhhrriva et déverrouilla une porte à l'arrière, technologiquement moins capricieuse. Les échoués d'Elaq s'engouffrèrent à l'intérieur. On s'ébroua. On s'essora.

On s'indigna. Beaucoup. Par principe. Mais au fond tout événement, même désagréable, qui vous sort de la routine est le bienvenu, surtout si l'expérience vous unit à la communauté. La neige qui vous bloque, la canicule qui vous plombe, un patron qui vous plombe, un accident qui vous bloque... Et de ces nappes phréatiques sociales débordent quelques filets de solidarité. Tout cela arrose notre terreau commun durablement.

 

 

 

 

Il fallut tout le talent de la Dream Team Services généraux/informatiques pour débloquer la serrure. On ne sut pas ce qui s'était passé, mais l'affaire occupa toutes les bouches jusqu'au soir. Ca caqueta, ça claqua sur la langue, ça enfla comme une bulle de chewing-gum. La productivité se dégonfla comme le nuage qui nous vidait ses tripes aqueuses.

 

Je ne vis pas Emma. Ca me minait. Ma douce récréation...

 

La pluie, interminable. Mes chiffres, minables. Ma journée, les deux, même pas de quoi faire une rime. Quand je sortis, je ne me protégeai pas. Je passai le parking... L'envie incoercible de marcher sans cible. Quatre étincelles de briquet, cinq, une flamme, des volutes dardées par les gouttes. Les trottoirs allèrent en moi. L'eau brune du ciel me refaisait un costard.

 

Métaphoriquement, se soumettre à la pluie c'est tout recommencer, trouver le chemin de la deuxième chance, se laver - de ses péchés, de ses traumatismes, de son histoire. Je n'avais pas de lessive à faire. Métaphoriquement, j'entends ! Je crois au contraire que je veux me salir. J'ai une vie de spectateur ; j'ai des envies d'Actors Studio. Je veux me souiller de vie. Qu'elle me secoue, me balance de la falaise, qu'elle me crache à la gueule. Qu'elle me brûle à la cire, qu'elle me passe à l'acide. Je veux qu'il m'arrive autre chose que des trucs de mec moyen.

Je n'ai toujours pas osé approcher la fulgurance d'Emma. Mon indice de timidité n'est pas d'un niveau élevé, pourtant il connaît des pics face à sa beauté élémentaire. C'est ce qui me travaille, je crois.

 

Je marche, je suis inconsciemment un torrent d'oubli... Des flaques de pensées éclatent, déconcentration de matière grise. Ma nuque est glacée, mes pieds flanquent des coups au bitume. Mes cheveux poissent. Ca caille. Bientôt deux heures... J'arrive dans ma rue.

Dans les oreilles : "In the rain" de The Coral. J'enrage de n'être que moi.

Surtout quand je tâte mes poches et réalise que mes clefs d'appartement sont restées dans la Vespa. Le Cous' injoignable.

Je suis resté devant ma porte absurde et insolente, sous les derniers soubresauts de pluie ayant perdu en arrogance. La clope éteinte, le téléphone inutile, le blouson sur la tête, des phrases disloquées dans la bouche. J'ai suédé la scène de ce matin.

Voilà ce qui arrive aux types moyens, ils imitent de façon moins spectaculaire ce que font les autres. Les moyens manquent de moyens. Ils finissent au cyber-café pour raconter leur journée ultra ordinaire.

 

 

 

 

 

 

REPETER UNE FORMULE

 

 

Dans les oreilles : Radiohead "Bloom"

 

Je n'aime pas du tout le haka. Il faudrait absolument vénérer et respecter cette petite danse du ventre abdominale sous prétexte qu'elle est ancestrale. Il faut se laisser submerger par la terreur intestinale du monstre abominable sorti de son placard, qui avance ses trente pieds vers vous. Subir les intimidations scandées par une langue tirée jusqu'au menton, jusqu'à plus soif. Et regarder pour la centième fois des yeux exorbités, orange et mécaniques, s'écarquiller comme ceux de marionnettes. Désolé, je vois les fils.

 

Le haka est une mauvaise blague, de celles qu'on a entendues trop de fois pour en rire encore, de celles qui nous paraissent interminables parce qu'on en a reconnu la chute dès les premiers mots, de celles auxquelles on est obligés de rire poliment si on ne veut pas passer pour un rabat-joie.

 

Je ne trouve plus rien d'intimidant à ces simagrées, aux masques outranciers de grimaces simiesques, à ces cris guerriers gutturaux. Galvaudé le haka. Sur les terres du risible.

 

Pourquoi fallait-il alors aujourd'hui que je me vautre dans ces mêmes terres ? Gag de répétition, traits forcés et ridicule... Quelle belle phase de jeu !  

 

Je lisais le journal au jardin d'hiver. Le thé du jour était vert et le jasmin y fleurissait. Sur le papier, une énième analyse du parcours des Bleus au pays des Blacks. Dans la tasse, les souvenirs d'un week-end solitaire. Je n'étais sorti que pour ramener le scooter au bercail.

 

Un couple que je ne connaissais pas sortit de la salle et, seul à présent, j'inspirai profondément. Saveurs végétales... Je vis un bout de rien pendouiller en haut d'un araucaria. Une petite pâte pourpre et fripée. Je repensai à Mag, à son histoire de ballons crevés vite balayés de l'Histoire d'Elaq. Un vestige attendait là, la preuve inespérée, le poil de cul qui fait le miel des Experts.

 

Sitôt vu, sitôt fi des convenances : j'escaladai le petit muret de pierre et me penchai sur l'araucaria - un des rares conifères à son aise en intérieur. Je tendis l'épaule, le bras, l'index, le majeur, sans parvenir à la petite crêpe ratatinée. Je tendis les orteils, les jambes, les reins. Une vieille pierre farceuse se délogea du muret. L'adrénaline me fit sentir à l'avance ma colonne s'encastrer sur la bordure à l'ancienne, mais je me retins à temps au tronc ; 'tain ! Il s'en fallut de peu. Les mains pleines de résine, le visage collé au conifère, les fesses offertes, je fus soulagé de constater l'absence de témoin.

Espérais-je.

Deux filles revenaient de la pause et depuis le couloir me virent sous les feux des projecteurs. Ravalements de sourires. Phase ridicule numéro un validée.

 

Au point où j'en étais... Un petit effort de plus, et le ballon crevé fut à moi. Seulement la texture de l'objet m'indiqua aussitôt qu'il n'y avait rien de caoutchouteux dans ce que je tenais. Une simple feuille de prunus qui avait quitté sa branche natale pour venir se recroqueviller en pays voisin.

 

Stupide conquête qui m'enseigna juste à quelles profondeurs le récit fabulatoire de Mag était venu se ficher dans mon cerveau. Avec l'agilité d'un chat de vingt ans, je retombai sur mes pattes. La résine pénétrait les plis de ma peau. Un masque anti-rides, péremption datant du vingtième siècle.

C'est alors que je me découvris une ingéniosité calquée sur les diktats de la technologie : me photographier avec mon téléphone et ainsi voir où essuyer mon visage graisseux.

 

Clic

 

Mon absurde autoportrait était couvert de trois zones brunes larveuses. Mes joues disproportionnées me faisaient penser à des tétines mâchouillées. Et derrière, derrière...

Derrière cette face, un visage olympien qui me regarde en passant devant la baie vitrée. Quelques pétales de sang dans les cheveux. Emma.

 

Volte-face. Elle n'était plus là. Mauvais acteur de cinéma muet, je crevais l'écran. Avant tout cacher mon visage ! Volte-pile. Je me servis de la feuille de prunus pour décoller le maximum de résine, tout en réalisant qu'Emma me prendrait désormais pour un abruti narcissique. Phase ridicule numéro deux validée.

 

Je retirai l'essentiel de cette colle ambrée, jusque dans mes sourcils, très vite. Restait une boule dans le creux de mon nez. Je l'arrachai du bout des doigts. Un filet mordoré s'effilocha entre mon ongle et l'aile nasale. Déjà, des talons.

 

Dieu merci ce n'était pas elle. Ca ne pouvait pas être elle. Elle n'avait pas eu le temps d'aller aux toilettes aussi vite.

Espérais-je.

Car bien évidemment, si, c'était elle.

 

Le fil mou se rompit, et la résine se rétracta sur le bout de mon index. Je sentis sécher la matière, tout en réalisant ma boulette : Emma me prendrait désormais pour un satyre qui se cure la pudeur à coup de phalanges. Phase ridicule numéro trois validée.

 

J'ai revu la tête d'un Maori me tirer la langue et passer son pouce le long de son cou.

Tout espoir de relation avec Emma est décapité.

 

 

 

 

 

 

 

COSTUMES CROISES

 

 

Dans les oreilles : Barney Stinson "Nothing suits me like a suit"   

 

Le costume croisé comporte six boutons à l'avant. Mais seuls deux sont utiles à la fermeture. Les quatre autres ne servent qu'à chatouiller le tissu. A rien, autrement dit.

Mes pistes de nouveaux marchés n'aboutissent pas. J'en ai des piqués dans le coeur. Au sein d'Elaq, je suis le bouton du bas, celui qui sert à moins que rien.

 

Nous étions à table avec Vincent et Banjo. Dans la salle de pause, une odeur de pizza à la choucroute. Dans les assiettes, des plats cuisinés sauce micro-ondes. Dans la poubelle, des penne peinées, des macaronis rognés, des raviolis violets, des farfalle... fallait les saler !

Vincent s'était recouvert de serviettes. Sous ses bandelettes blanc-bien-cassé, plus une once de son nouveau costume sombre ne dépassait. La momie de mohair découpait son agneau à même le tupperware afin de neutraliser la moindre giclée. Une deuxième pomme d'Adam lui poussait sous l'essuie-tout : le noeud d'une cravate marine dont on ne voyait plus que la protubérance. Virilité de papier.

 

"- Vincent, commençai-je, n'y tenant plus, pourquoi tu t'entêtes à porter des costumes alors qu'ici on est décontracté du torse ? T-shirts, polos... Même nos chefs directs ont fait tomber la chemise, et aujourd'hui tu vas jusqu'à mettre une cravate !

- C'est ma femme qui veut...

- Ca la fait fantasmer? s'enquit Banjo.

- Non, mais elle attend de moi un certain standing. En plus aujourd'hui j'ai un rendez-vous.

- Fille ? fis-je, surpris.

- Job ! Je vais postuler pour le poste vacant.

- Caissier ? fit Banjo, surpris.

- Directeur financier adjoint.

- Toi ? fis-je, surpris. Mais depuis quand tu t'intéresses aux lignes de comptes ?

- C'est ma femme qui veut."

 

Il sursauta à la vue d'une goutte de jus qui s'écrasa finalement contre le plastique blanc-bien-cassé de son récipient. Puis il reprit.

 

"- Elle attend de moi que je sois plus ambitieux. Ascension sociale, dégager les crocs, montrer qu'on en veut. Elle me dit que si je ne brandis pas mes qualités, personne ne les remarquera. Que je me ferai écraser.

- Mais ce poste !? L'ascension sociale, ça marche s'il y a des barreaux à l'échelle ! Là tu as deux bâtons, point barre.

- Elle me dit : "Qui ne tente rien n'a rien".

- C'est ça, et "A coeur vaillant rien d'impossible", rajoutai-je.

- Elle le dit aussi.

- "Qui vole un oeuf vole un boeuf", tenta Banjo.

- ?

- ?

- Bref, Ressources Humaines à 15h00, et on verra bien. Ma femme m'a fait retravailler ma motivation...

- travailler sa motivation !

- ... et je vais essayer de décrocher ce boulot.

- Mais tu te sens apte à passer d'assistant à Directeur financier adjoint ?

- Ma femme aimerait bien emménager dans une maison. C'est une évolution qui le permettrait.

- Ta femme, ce serait pas une connasse par hasard ?"

 

Faillis-je dire.

 

Ah, non, je l'avais vraiment dit.

 

Banjo se replia derrière ses cheveux.

Vincent avait stoppé net ses gestes pour s'assurer du calfeutrage de son costume. Son regard grimpa sur la table, sauta l'obstacle de l'assiette, piétina ses haricots, prit de l'élan sur son tupperware et s'accrocha au mien. Le regard, pas le tupperware. Mes yeux étaient dans leurs petits souliers. Mes souliers dans leur boîte. Balbutiements, bulle de regrets à peine formée. Son doigt, pointé sur moi, m'arrêta.

 

" - Tu as bien cerné le personnage"

 

Eclat de rire.

Eclats de rires.

 

 

 

Le costume anthracite n'a semble-t-il pas donné les compétences suffisantes à Vincent pour changer de peau. Mon pauvre collègue a endossé contre son gré la tenue de l'employé pathétique qui surestime ses capacités, qui traque le grade. Costume trop grand et couturier du fait. Ce soir il dira peut-être à sa femme : "L'habit ne fait pas le moine", et la dictonneuse lui répondra "Il n'y a pas d'échec, il n'y a que des leçons". Elle le veut camisard, mais elle le camisole.

 

Il revint de son entretien avec le déguisement de la déception. Ses traits trahissaient le soulagement.

Au même moment, je recevais un appel d'une entreprise de biologistes du Sud de la France. Ils avaient peut-être la solution à l'un de mes projets. Je vais visiter leur laboratoire dès que possible.

Je raccrochai lentement avec le déguisement du stoïcisme. Mes traits trahissaient l'excitation.

 

Contre toute attente, ce soir je me sens comme la pochette de soie d'un complet trois pièces. Pas indispensable. Mais la touche finale qui fait la différence.

 

 

 

Vêtements et ridicule

 

 

 

 

 

 

EN RESEAUX

 

 

Dans les oreilles : The Cure "Another journey by train"

 

 

"- Allo ?

- Merlin ! T'es où ?

- Dans le train. Vers Montpellier. Tu te rappelles, je suis en déplacement chez les biologistes.

- Du tout. Je me demandais si tu avais eu une panne d'oreille.

- D'oreiller, tu veux dire.

- Chipote pas. Et tu sais quoi ? Tu sais qui passe à côté de moi ?

- Non, qui ?

- Ta chérie.

- L'appelle pas comme ça Banjo !

- Je te la passe si tu veux.

- Arrête tes conneries ! Il y a du monde autour ?

- Mais non ! Juste Eddy, PeF, Marie, Vince, Ericka,...

- T'es chiant ! Tu vas lancer des fausses rumeurs.

- Je déconne. Ils sont en pause. J'ai besoin de toi, une urgence !

- Le SAMU à votre écoute.

- Sur un tableau de type Microsoft Excel, je dois faire la somme de toute une colonne de chiffres. D'habitude je le fais à la calculatrice mais là j'en vois pas le bout ! J'en suis à 947 lignes et je crois que je n'ai pas fait le tiers. J'aurai jamais fini à temps. Il paraît qu'il y a un moyen plus facile...

- C'est une légende.

- Je m'en doutais. C'était trop beau.

- Enfin j'ai peut-être une solution, mais en échange tu me promets de ne plus appeler Emma : "ma chérie".

- Vendu !

- Ok. Alors tu cliques sur ton tout premier chiffre. Tu gardes le doigt appuyé (pas si fort ! J'entends ta souris couiner d'ici !) et descends jusqu'au dernier chiffre. On évite la méthode plus rapide mais plus compliquée ?

- Il y a plus compliqué que ça ?

- Oublie. T'es au bout ?

- ...

- Oui et bien excusez-moi Madame, j'aimerais conserver votre espace de silence, mais j'ai un ami en danger de mort au bout du fil.

- Qu'est-ce que tu baragouines ?

- Oui Madame, il est allergique aux souris, ça lui est fatal. Tel que vous me voyez dans ce wagon, je suis en train de sauver une vie... Voilà... Merci Madame. Banjo ? T'en es où ?

- Je fais comme t'as dis, je descends la souris.

- Je vais bientôt arriver en gare Banjo, sors-toi le curseur du cul...

- J'y suis ! J'y suis, mec !

- Ok, maintenant tu cherches...Aïe, tu vas pas aimer : le symbole sigma.

- En minuscule ou en majuscule ?

- Majuscule je crois. Tu connais ?

- J'ai fait Grec ancien... Nom d'une babouche ! Je me suis trompé de colonne.

- Boulet...

- Oh !

- Non mais là, franchement...

- Je recommence... Je m'étais trompé de voie... Là, c'est la bonne... Fiente ! Il me manque une case !

- Je te le fais pas dire.

- Oh !... Je recommence...

- Finalement t'irais plus vite avec un boulier.

- J'y viens, j'y viens. Il faudrait toujours aller plus vite, à notre époque !

- Mon train ralentit.

- Pas celui du monde ! Sais-tu qu'en vingt ans, on passe en moyenne une heure de moins par jour en famille. 365 heures par an.

- Si tu connaissais mes parents tu considérerais ça comme une évolution louable.

- Ingrat !

- Bon, Banjo, je te laisse. On arrive et ça va être la course.

- Qu'est-ce que je disais ! Toujours plus vite !

- Et oui, le train ralentit, le mien s'emballe. Ciao Banjo... Oui Madame, il est hors de danger.

- Eh Merlin, attends !

- Quoi ?

- Ta chérie est juste derrière moi !

- Boulet..."

 

 

 

 

 

LE LYS

 

 

Dans les oreilles : Slove "Do we need" 

 

 

Chez le sous-directeur.

J'ai été convoqué pour que nous échangions sur nos points de vue stratégiques. J'étais assis sur son fauteuil en peau d'animal mort ; de la sueur juste au-dessus du point d'appui.

Un Matisse reproduit seize milliards de fois sur papier glacé frimait sur un mur blanc qui se croyait de fait élitiste. C'est vrai que c'est toujours mieux qu'une licorne sous une lune argentée, mais pour la singularité, tu repasseras. D'autres accessoires made in Sweden acquis à qui de droit cosmétiquaient à volonté la pièce témoin idéale du patron briqué à la sobriété.

 

Sur sa table trônait un seul objet, sur lequel trônait une seule pomme au trognon entamé. Et les mains de Philippe Pasquier qui caressaient la vitre opaque de son bureau. Ses grands doigts allaient et venaient devant le laptop. Il se délectait de cette douceur lactée. Pas la moindre saillie. Juste le silence et la lisse solitude de l'horizontalité.

 

Derrière sa tête massive, un lys timide n'osait pas réclamer son eau et attirait mon attention. Effet 3D : la fleur semblait plantée dans ses cheveux laqués à la cannelle. L'expression de Pasquier était étrangement bovine, malgré son physique avantageux et la clarté de ses yeux. L'arrogance de son nez réveillait ce visage vide, qui pour les femmes passait sans doute pour mystérieux. Ses joues imberbes embourbaient le temps qui passe : il faisait à peine trente ans mais en comptait dix de plus.

 

La perle de sueur en bas de mes reins finit sa chute et il commença aussitôt à parler, comme s'il attendait cet humiliant déclic.

 

"- C'est drôle que dans le métier, vous n'ayez pas plus de bouteille, Laitier !"

 

Je suis mort de rire.

Un grand sourire en dégageant sept millimètres de dents - c'est suffisant - pour faire comme si j'appréciais cette blague inédite. Deux pas vers la prostitution.

 

"- Eddy vous fait confiance, enchaîna-t-il. A cento per cento, comme il dit. Corollaire, moi aussi."

"- Je vais te montrer une corolle, moi, tu vas voir"

Pensai-je. Mais je dis :

"- Ca me touche, vraiment."

 

Trois pas de plus vers la prostitution.

 

"- Il m'a touché quelques mots de vos projets. Très intéressant, innovant, on aime beaucoup. Vous avez rencontré d'éventuels partenaires cette semaine, c'est exact ?

- Oui, la société Biopic à Montpellier. Ils semblent pouvoir nous fournir de quoi assurer le projet Hybrides.

- Qui consisterait en des kits domestiques permettant aux gens de créer leurs propres fleurs hybrides, leurs propres races.

- C'est bien résumé.

- Excellent."

 

Une nouvelle goutte de sueur s'accroche à ma piteuse pilosité dorsale, attendant le moment où le carnassier me dira le mot que je le vois garder derrière ses incisives depuis le début.

 

"- Mais..."

 

Le voilà.

Chute

de

 

sueur.

 

"... j'imaginais d'autres directions pour le poste que vous occupez. Des horizons plus technologiques.

- Le dossier Cirrus est basé sur le high-tech, protestai-je.

- Ah oui, rit-il, le fameux dossier Cirrus. Très fantaisiste celui-ci. Mais il en faut pour tous les goûts, vous avez parfaitement raison. Ce que je veux quand même que vous compreniez, c'est que nous devons moderniser notre assortiment. Donner à notre clientèle l'accès à la révolution dont elle a soif.

- Bien sûr. Je cherche à les surprendre.

- Pas les surprendre. Leur donner ce qu'ils veulent. Les surprendre serait leur donner ce qu'ils n'attendent pas forcément. Alors d'accord, en bonus je veux bien la surprise. Mais la priorité, c'est contenter leurs envies. Or, de quoi ont-ils envie nos clients ?"

 

La réponse se fait attendre, mise en scène professorale. Il lève à la fois un sourcil et la pointe des lèvres, et je comprends seulement alors que c'est à mon tour de parler.

 

"- Ah vous voulez que je vous réponde ? hésitai-je.

- C'est ce qu'on est en droit d'attendre d'une question...

- Je croyais... bref... Les clients ont envie d'objets ou de produits singuliers, envie de se distinguer de leurs amis en ayant un intérieur original, envie de montrer leur personnalité dans un monde un peu trop aseptisé. Un peu trop... lisse.

- Non.

- Non ?

- Non. Ce que veulent les clients, ce sont des applications. Pour leurs smartphones, pour leurs tablettes. Et c'est là que nous devons aller."

 

Fins sociologues nos dirigeants. Un monde vite analysé où le dernier qui a twitté a toujours raison. Des consommateurs amalgamés, avalés, digérés et newsletterisés via les lignes de statistiques simplistes et influencées par des téléphones popstarisés. Le taux de pénétration fiste le client fast-food. Les pubs le disent sur Canal +, pas besoin de chercher midi à dix-neuf heures: ils veulent tous de l'iMacouille.

Je me la coince.

 

"- J'ai un projet lié à une application, dis-je.

- Bien. Mais... un n'est pas suffisant. J'en veux vingt, trente. Il faut multiplier les partenariats, brancher Elaq sur tous les appareils de nos cibles."

 

Ses zygomatiques se décollent de son masque avec deux secondes de décalage volontaires. Pasquier veut que je sache qu'il ne m'aime pas. Ces deux secondes sont une déclaration de guerre.

Fuis Elaq ou tu vas mourir.

 

Je prends et serre l'extrémité de ma chemise froissée à deux mains, racle ma gorge, racle au râteau mes restes de courage éparpillés et crache les bribes de réflexions que j'ai pétries, sur sa table glacée.

 

"- Et si l'on voyait plus loin que le bout de notre télé ? De quoi auront envie les gens demain, quand ils en auront assez d'avoir des salons vides, des écrans plats ? Vide, plat, transparent. Ce sont des mots qui ne font pas trop envie, justement. L'humain a envie de combler les trous, c'est inné. A force de vider leurs appartements, ils vont naturellement avoir besoin de les remplir à nouveau. La mode des produits anorexiques va passer, et Elaq devra être plus que prêt, Elaq devra être en avance. Et anticiper, c'est être le premier à créer.

- Laitier, vous êtes enthousiaste, Eddy ne s'est pas trompé. Mais là vous me parlez d'après-après-demain. Moi je vous parle d'aujourd'hui et de demain. Les actionnaires veulent des résultats à la fin de l'année. Ils n'investissent pas pour les garçonnières de leurs arrière-arrière-petits-enfants. Vous vous êtes présenté comme l'homme de la situation pour planter le végétal dans le e-commerce et les réseaux sociaux, en ouvrant de nouveaux marchés... Je voulais juste être sûr qu'on aille tous dans la même direction. Elaq est une équipe."

 

Son pistolet fume encore. Je n'ai plus rien dans le ventre.

 

"- Je comprends. Je vais... suivre cette voie."

 

Quatre pas de plus vers la prostitution.

Il souffle sur le bout limé de son barillet.

 

Quelques échanges pendant lesquels j'entendis Madame Joly me conseiller d'arroser ce pauvre lys assoiffé, puis ses doigts disproportionnés ont repris leur lancinante oscillation. Aucune trace ne restait sur la plaque en verre ; la vaine odyssée du lisse...

Il s'est levé en premier, m'a reconduit le long de son tapis tissé à poil ras Köge. Je me sentis délavé, passé sous son fer à ressasser la dure réalité. Il m'a tendu ses grands doigts et son sourire plastique. J'ai raté sa main et dus m'y prendre à deux fois pour fourrer ma paume moite - bombée pour lui éviter ce contact - dans sa pogne. Encore un moment de solitude.

 

- Laitier, merci de votre sollicitude." 

 

Je suis ressorti abasourdi, à la fois parce que l'accueil froid du sous-directeur m'avait sonné et surtout parce qu'il me mit le doute. Ce type pro jusqu'au bout du pad et connecté au présent avait sans doute raison...

 

 

 

 

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