Quadrillages
Dans les oreilles : The Black Keys "Run right back"
Aujourd'hui.
Haletant, j'entrai précipitamment dans la Chambre du Mentaliste, Vincent sur mes pas. L'odeur de poussière avait gagné en acidité. Attaque des sinus ; mon excitation se propulsa à 150 km/h. Deux fois. Au Japon, ça signifie qu'on parle de vous en mal. Trois fois voudrait dire qu'une personne est amoureuse de moi. Mais je n'éternuai pas davantage.
Je m'enfonçai au fond de la salle. Ma voix sortit étouffée, comme sous le toit brûlant d'un grenier :
"- Il faut que tu ajoutes Pasquier à ta liste. En numéro un !
- Pépé ? Carrément ?
- J'ai des raisons de penser que c'est lui qui me harcèle.
- Felix, si le sous-directeur veut que tu sautes, il n'a pas besoin de ça.
- Je sais. A ce compte-là on devrait aussi éliminer Eddy. Pourtant..."
Je me tournai vers tous ces visages punaisés sur les cloisons de bois. Souriants, crispés, méconnaissables, concentrés, poilus, ahuris par le flash du Photomaton. Aucun ne semblait menaçant.
"- Qui que ce soit, repris-je, c'est complètement dingue. Alors autant n'épargner personne.
- Je vois, fit Vincent, emprunté.
- Il a peut-être les poings liés par la Directrice et ne peut pas me virer. Ou son quota de licenciements est trop élevé. Ou Emm... quelqu'un qu'il ne veut pas froisser lui en voudrait de me mettre à la porte ? Qu'en sais-je ? Toujours est-il qu'il prend la première marche du podium.
- Bien, Philippe Pasquier suspect numéro un... Juste une chose. Tu te rappelles ce que tu m'as dit avant-hier à la même heure ?"
Avant-hier à la même heure.
Essoufflé, j'enfonçai l'entrée de la Chambre du Mentaliste, suivi par Vincent. La poussière s'éleva en spirales se désagrégeant sans harmonie. Chatouillement ; j'expulsai ma stupeur à 200 km/h. Une fois. Au Japon, ça signifie qu'on parle de vous en bien. J'éternuai une seconde fois.
Je gagnai le fond du tiroir manquant me prendre les pieds dans un élastique. Je criai mon murmure :
"- Il faut que tu replaces Léo dans la liste. En numéro un !
- Carrément ?
- Je suis presque sûr que c'est lui. 99%.
- Est-ce qu'il a dit quelque chose à table qui t'a mis sur la voie ?
- Non Vincent ! Ce midi, j'ai reçu une nouvelle menace ! Sur mon bureau !"
Je me postai devant la photo d'identité de Léo. L'assistant de Bénédicte pouvait prétendre à mon poste et s'élèverait ainsi au rang de cette cheffe qui le fascinait. Je pointai violemment son menton du doigt. Ses cheveux clairs et trop clairsemés pour son âge, son air exagérément neutre m'agaçaient.
"- Le mobile coïncide, démontrai-je, l'agenda coïncide, mon aversion pour sa petite tête de c...
- ... Non, ça ne colle pas Felix ! Il a mangé avec nous ! Tu es son propre alibi !
- Rappelle-toi : il a oublié son porte-monnaie et est reparti au bureau avant de nous rejoindre à l'entrée de la cafèt'.
- C'est juste... Et qu'est-ce que tu as trouvé cette fois ? Une autre bouteille d'arsenic ?
- Une lettre de démission à mon nom que je n'avais plus qu'à signer et remettre à Eddy. Et un couteau posé dessus. Cinq secondes suffisaient à mettre ça en place sur ma table, en toute discrétion. Vincent, on y est : Léo prend la première marche du podium.
- OK, Léo suspect numéro un. Un détail toutefois : tu te rappelles ce que tu m'as dit il y a à peine dix jours ?"
Il y a à peine dix jours.
Excité, Vincent s'enfourna dans la Chambre du Mentaliste, tandis que je traînais des pieds derrière lui. Quelques moutons de poussière dessinèrent son parcours empressé. Odeur piquante de renfermé ; 180 km/h d'impatience tachetèrent la lumière tamisée. Vincent avait éternué. Trois fois. Au Japon, quand on éternue quatre fois, on dit que vous êtes enrhumé. Comme ailleurs en fait. Mais Vincent s'arrêta là.
Il s'apprêtait à ouvrir un dossier quand son téléphone sonna. Son épouse l'appelait à nouveau pour une affaire de vacances. Partir en Jordanie ou aux Baléares, quelle destination trouvait-il mieux ? Baléares, sans hésiter. Quatre étoiles, super ! En promo en plus, excellent. Oui. Oui, lui aussi l'aimait.
Bon, où en était-il ?
"- Oui, voilà Felix. J'ai avancé. D'abord l'élimination de deux personnes sur la liste des suspects. J'ai cru que tout le monde était venu à la soirée de fin d'année au château. Or ce n'était pas le cas.
- Ah oui ? Qui n'y est pas allé ?
- Cornélia. Donc elle ne peut pas être à l'origine du mouchoir "Dernier avertissement".
- Bien. De toute façon je ne la voyais absolument pas être derrière tout ça. Et la deuxième ?
- Anita. J'ai mis le temps, mais en fouillant dans mes mails et ma mémoire, je me suis aperçu qu'elle était absente le jour de l'apéro, quand on t'a changé ton écran de veille.
- Idem : avec son salaire de secrétaire de direction, elle n'aurait surtout pas voulu de ma place. Tout en bas de la liste.
- Et même hors de la liste à présent, fit Vincent, un peu agacé par mon manque d'enthousiasme. Mais surtout, il y a autre chose. J'ai trouvé un magasin de seconde main en centre-ville, spécialisé dans les vêtements vintage. That 70's Store. Sans doute les seuls à avoir pu proposer à la vente les Converse One Star Low Profile de 74.
- Et tu y es allé ?
- Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? J'ai même failli y acheter un blouson américain, mais ma femme aurait détesté.
- Tu aurais dû.
- Au moins, je l'ai essayé. Et quand je l'ai eu sur le dos, c'est un vendeur que j'ai ensuite eu sur le dos. Alors je l'ai interrogé, feignant de chercher précisément ce modèle de chaussures. Figure-toi que le type se rappelait très bien avoir vendu une telle paire !
- Alors là je dis "Commissaire" Loquet !
- Ce vendeur a l'oeil sur tout, se souvient de la moindre cravate qu'il a vendue et à quel prix. Le client qui lui a acheté ces Converse - il y a de ça six ou sept mois - les avait choisies en quelques secondes, payées tout aussi vite. C'est justement la rapidité avec laquelle il s'est décidée, celle du mec qui a envie de sortir d'un magasin aussitôt après avoir fait sonner le ding-dong, qui a marqué le gérant. Dans un magasin vintage, les clients ont plutôt tendance à prendre leur temps, à farfouiller. J'ai fait le gars dégoûté, comme si l'acheteur ne pouvait pas apprécier autant que moi ces baskets. Et là, éclair de génie, je lui ai dit qu'il se pouvait que ce soit un ami à moi collectionneur qui les avait achetées. "C'était un petit mec ? Un peu basané ?". "Ah non, au contraire il était bien bâti. Une belle gueule et un regard soutenu."
- Ca veut dire quoi ça, regard soutenu ?
- C'est là que je bloque.
- Des beaux yeux ? Des sourcils saillants ? Des iris animés à la Baudelaire ?
- Un regard clair ?
- Je ne sais pas Vincent. Mais écoute... "
Je posai un pied sur la punaise que je fixais, n'osant regarder mon collègue en face que sporadiquement. Le parquet craqua.
"- Excuse-moi, repris-je en hésitant, mais je crois que tu devrais oublier cette affaire. On court après du vent ! Tu te rends compte à quel point tout ça est hypothétique ? Et après tout je n'ai plus reçu de menace depuis un moment. Il s'agissait forcément d'une mauvaise blague.
- Ca y est, tu en parles au passé ?
- Oui... J'en suis revenu.
- Mais ce serait dommage d'abandonner juste quand on avance !
- On avance oui, mais en marche arrière ; sur des pistes du passé. Autant les laisser s'effacer. Merci pour tout ce que tu fais pour m'aider, vraiment, mais je crois que tu devrais redonner à ce tiroir sa fonction normale.
- Tu es sérieux ?
- Oui, ça va aller, ne te tracasse plus. Laisse tomber la Chambre, la liste, le podium, les suspects numéros un."
Avant-hier à la même heure.
"- Mmmm, d'accord, admis-je, ça c'était il y a dix jours. Mets cette réflexion de côté, je me suis bien planté."
Aujourd'hui.
"- Mmmm, d'accord, admis-je, ça c'était avant-hier. Mets cette réflexion de côté, je me suis bien planté.
- Je commence à avoir un surstock conséquent de réflexions... Mais je t'en veux pas ! me sourit-il. Bon, dis-moi, qu'est-ce qui t'a encore fait changer d'avis ?
- Eh bien voilà, la donne a changé il y a de ça quoi... à peine une heure."
Il y a de ça quoi... à peine une heure.
Expirant en cadence, j'entrai en m'auto-encourageant sur le terrain de badminton, accompagné de Philippe Pasquier qui sautillait avec plus d'élégance que moi pour se chauffer les cuisses. Son short bleu marine satiné moulait ses muscles couturiers. Va-et-vient énergiques, le cordage scintillant, il fouettait les relents caoutchouc et gouda de la salle. Son matériel semblait si neuf que son ticket de caisse ne devait pas encore être sec ; pourtant vu son niveau il devait l'avoir étrenné. Son service partit à 170 km/h. Une fois. Ce qui n'est pas si terrible - au Japon un homme détient le record de 414 km/h - mais suffisant pour assurer un ace à Pépé.
Je m'imaginais depuis un moment lui smasher le volant dans le cou dans le but hideux de le faire couiner, d'entendre son humiliation aigüe résonner tout autour du gymnase, tandis que mon saut héroïque me ramenait en bas du filet tremblant qui nous séparait. Mais lorsque les équipes du double se formèrent, Le Guen et sa partenaire prirent naturellement leurs marques sur le côté opposé.
Le sous-directeur serait donc mon équipier.
Si j'en étais venu à remplacer Luke Skypehacker, l'informaticien dont l'absence compromettait leur partie hebdomadaire, c'était parce que Le Guen m'avait proposé cela spontanément. J'étais un des seuls à porter des baskets dans cette boîte ! Mal venu de refuser un service au directeur des ressources humaines, certes. Oh, j'aurais trouvé un bon prétexte ; sur le parking où eut lieu la proposition, je suis toujours très inspiré pour fuir mes semblables. Mais l'espoir pourtant poreux que l'un des protagonistes fût Emma m'amena à accepter. Pur réflexe. Le Guen et elle déjeunent souvent ensemble.
Quelques échanges décousus. Les articulations s'échauffèrent. Surtout les miennes, tant je peinais déjà à retourner le volant - en particulier lorsque la partenaire de Le Guen servait sur moi. Je n'arrivais pas à me concentrer face à elle. Ses paroles rebattues entamaient mon acuité à la hache. Il ne s'agissait pas d'Emma. C'était Miranda, qu'aucune activité ne détournait de son job de communicatrice.
"- Alors j'ai pris contact avec un autre graphiste moins cher. Haaan ! Je lui ai validé une séquence matricielle assez efficace. Haaan ! C'est une économie substantielle de presque vingt pourcent quhaaand même !"
Puis on a compté les points, mais moi j'allais tenir des calculs parallèles où je noterais le nombre de coups que j'allais rater, empêchant la machine à gagner avec qui je jouais de l'emporter.
"- On va en 21 points ? demandai-je pour confirmation.
- Non, on va aller en 260 pour changer."
Mon binôme aurait eu moins de déplaisir à jouer avec un chimpanzé. Il me laissait le moins de coups possible, se jetant sur tous les volants. Une amplitude élastique. Du fond de court au filet il n'y avait qu'un coup de triceps et un crissement net de la semelle. Son jeu de jambes était chorégraphié. Aucune hésitation ne venait parasiter ses gestes. Mais malgré ses quadrillages nous perdions 2 à 8.
Sur le banc derrière nous, un homme d'une cinquantaine d'années, s'assit en silence. Ses cheveux gris et gras peignés en arrière rebiquaient au niveau de la nuque, contre le col d'un survêtement bleu électrique de l'armée française. En revanche, pas franchement TTA le rasage. Il déplia précautionneusement le papier d'aluminium autour de son sandwich et nous regarda jouer, l'air égaré. Il me fit penser à ces ouvriers hagards qui découvrent leur usine vidée de toute machine du jour au lendemain.
A le toiser, je pris un ace.
Il me fallut regonfler ma jauge de confiance façon Coué. Tacticien, je crus pouvoir réduire le score en misant sur le smash et restai collé à droite du filet. Dès que j'estimais que l'occasion se présentait - c'est-à-dire à chaque fois que le volant passait le filet - j'abattais ma raquette. Dératé ! Je lâchai mon épaule et renvoyai enfin l'étoile volante dans l'espace, dans un big-bang qui anéantit l'espoir de nos adversaires. Le cadre de ma raquette s'était abattu contre le poteau, sonnant le glas pour mon manche qui obliquait à présent de quelques degrés sur la droite. Comme un pénis à la peine. Le club m'avait prêté cette raquette et si j'étais rouge de honte, cela ne se vit pas tant mes efforts m'avaient déjà pigmenté les joues.
6 à 15. Pasquier prit un peu plus encore les choses en main, multipliant les attaques, quitte à m'écraser les orteils : j'ouvris la bouche pour crier mais appuyai juste à temps sur "mute" ; j'étais assez encombrant ainsi, un chien dans un jeu de kill, inutile de passer en plus pour une mauviette.
Le torse empli de gloire, mon coéquipier réduisit le score. Mâchoire serrée, jeu serré. Le sport n'est pas un terrain de jeu, c'est une démonstration de force, une foire d'empoigne de fer, le benchmark de la performance. Comparaison de gabarits, rites de passages... Petit, on veut montrer à nos parents comme il est beau notre but, ado on veut se prouver qu'on est plus charismatique que les autres, ou au minimum se rassurer en n'étant pas moins bon. Vous croyez que le sport est un défouloir ? Le sport est une scène de casting ! Pour peu que les deux sexes soient présents cela devient une parade virile, une vitrine de testostérone, le quartier rouge du biceps bandé ; et le jeu collectif est un prétexte à révéler le loup le plus fougueux de la meute. Être au plus mâle, poser, avoir l'air cool, se recoiffer et gagner. Les corps sont alors des véhicules pimpés, les compétiteurs se mesurent la taille de l'habitacle.
C'est sans doute pour cela qu'il y a autant de lignes tracées sur le court.
Je regardais l'action le long des rectangles de service, à travers les mailles du filet, à travers le cordage de mon tamis. La vie en petits carrés. Les coups se jouaient sur du papier millimétré. Pasquier fusait sur l'abscisse et l'ordonnée, merveilleuse trajectoire. Touché, slicé ! Ses retours excellents dessinaient des courbes de progression, ses lobs surpassaient les meilleures perspectives, point par point il redéfinissait les axes solides de la victoire.
Ce type est programmé pour ramener de bons résultats, quelle que soit la matière.
"- Neuf coups droits gagnants sur onze. Trois revers perdants sur trois. La faille, c'est le revers."
C'était le petit monsieur sur son banc qui avait bougonné ces statistiques, les yeux baissés. Il répéta cela deux fois, crispant Pépé. 17 pour nous, 19 pour eux. Le Guen s'apprêtait à servir sur mon partenaire quand le bonhomme reprit :
"- Servir court à droite. La faille c'est le revers."
L'entendit-il ou non, Le Guen exécuta en tout cas ce que préconisait le statisticien. Pasquier renvoya dans le filet.
"- Quatre revers perdants sur quatre. La faille c'est le revers.
- Bon, il va me lâcher Rain Man ! ragea le sous-directeur dans sa barbe."
Sa concentration revint vite et son duo solitaire égalisa à 20-20. A moi de servir. J'avais le set en main. Pasquier serra le point pour me stimuler - puis je le vis grimacer, son absence de confiance contractait ses pommettes. Pas vraiment aidé par la nouvelle inclinaison de ma raquette, j'effleurai le volant qui n'atteint même pas le filet.
"- Taux d'échec au service de 81%, annonça Rain Man. Raquette tenue trop bas de huit centimètres."
Inversion des places. Je remontai ma main sur le manche. De huit centimètres. J'allais sauver la balle de set. Physique au top, confiance de marbre, mental de malade. Je soufflai, fermai les yeux, les rouvrai lentement. Toute ma force de conviction se concentra sur mon poignet luisant, lui conférant une autorité inédite. Ce n'était plus un manche que je tenais, c'était une férule.
Je mis dans le filet.
"- Taux d'échec au service de 88%. Ambidextre ou gaucher contrarié."
Toujours en position d'attente, Pasquier n'avait pas bougé d'un cil. Seule sa raquette tournoyait spasmodiquement dans ses paumes. Ses yeux vert d'eau fixaient les plumes d'oies qui gisaient, priant pour que ce fût son imagination qui lui avait montré ce service foireux, une persistance rétinienne a priori. Les autocongratulations de nos adversaires en habits Lacoste le sortirent de sa léthargie.
"- C'est ma raquette qui...
- ... Oui oui c'est ça Laitier. C'est la raquette."
Le changement de côté n'apporta guère d'amélioration à mon adresse. Le sous-directeur se débattit pour ramener quelques points que je gâchais droit derrière, l'encourageant à monopoliser le jeu. A chaque fois que le volant m'arrivait dessus, un puissant "j'ai !" m'agressait l'oreille et le bras de Pépé me court-circuitait. La toute première fois que j'ai entendu l'expression "j'ai !" sur un terrain de volley, j'étais dans ma période ornithologie et je croyais qu'on me signalait un oiseau rentré dans le gymnase. Après trois bousculades j'avais fini par comprendre que personne ne s'intéressait aux geais sur ce court.
"- Déséquilibre des récupérations. 84% contre 16%. Dysfonctionnement de la communication.
- Oui bon ça va vous ! lança Pasquier.
- Dysfonctionnement..."
Pour fabriquer un volant, on n'utilise que les plumes de l'aile gauche d'une oie. Que fait-on des plumes inutiles de l'aile droite ? On en fait des Felix Laitier.
Pépé flirtait avec les lignes. Je renvoyais dehors.
Pépé plantait des smashes. Je me plantais sur mes amortis.
Jambes en l'air, un coup vers le haut. Cul par-terre, cuisses entre les poteaux.
Saut de l'ange. Diable de filet !
Extension ! Attention...
Retour gagnant. Revers gnangnan.
Volant à gauche. Sortie de route.
Habituellement je ne suis pas maladroit à ce point, comme pour tout je suis moyen. Si j'étais si médiocre aujourd'hui, c'est que je ne jouais pas le bon match, pas le même match que mes collègues. Je jouais contre mon propre équipier.
Comme tout sportif, je voulais briller, je voulais faire mieux que les autres, je voulais me doper à l'honneur, je... Au point d'en oublier le jeu.
Pasquier tend vers la perfection.
L'Homme tend vers la précipitation.
Ma raquette tend vers la droite.
A moi de composer avec ça.
Nous perdions 12 à 18. Miranda ramena de justesse le service du sous-directeur et j'annonçai calmement "je laisse !" de façon à ce que Monsieur Perfection au Masculin conclue.
"- 82% des points gagnants décroisés. Couvrir le côté gauche, c'est la clef.
- Bon ça suffit maintenant ! s'emporta Pasquier. Partez d'ici. On n'a pas besoin de vos commentaires. Allez voir ailleurs bon sang !"
Effrayé, l'oeil humide, le commentateur des gymnases remballa précipitamment son casse-croûte et s'en alla au trot. Dommage, il allait manquer le point de l'année.
Au temps suspendus, nous avons envoyé dans les sphères les plus gracieuses de l'apesanteur le volant, ballerine au tutu lilliputien donnant le la de l'élégance aux courbes de l'exploit, virevoltante tisseuse de vents filant de toiles en toiles, piquant le chic pour le coudre aux sublimes limites, peignant une fresque d'azulejos ; on flirta quatre fois avec le filet, on franchit les charpentes de l'effort, on fit sur le fil un échange entier où chaque coup relevait du miracle, on loba à l'aveugle, on laissa les réflexes exquis prendre le relais en se demandant qui finirait par craquer, qui romprait cette arachnéenne ritournelle de soie éphémère.
Cela faisait une éternité et demie que le volant n'avait pas touché le sol, et pas un de nous quatre ne cachait son ébahissement à le voir encore vriller. Miranda smasha du revers, Pasquier se jeta sur le coin et redonna des ailes à la tête de liège, Le Guen flirta avec le filet et coupa l'élan des plumes qui échouèrent juste derrière, de notre côté. C'en était fini, il m'était impossible de remonter ce piège amorti. Trop loin. Pour le geste, dans l'excitation, je plongeai quand même, le corps entier. Je volai. Avant que mes abdominaux ne m'aient réceptionné je tendis le bras vers les six grammes de défi. Peut-être sept, avec ce qu'ils traînaient d'enjeu. Trop loin. Trop loin pour une raquette standard.
L'inclinaison de mon manche amena le tamis sous le volant qui rebondit une dernière fois, dessina un ultime dôme de silence, repassa la bande blanche supérieure et atterrit entre les Lacoste incrédules.
A terre, je venais de remporter un point mythique. Tout le talent de mes collègues n'avait pas résisté à la malformation de mon équipement. Et même si nous avons finalement perdu ce match quelques échanges plus tard, tout le monde ne retiendrait que ce plongeon des Hespérides.
Encore tout fier. Vous avez vu mon point comme il est beau ? Le sport génère des petits cons égocentriques.
Les adversaires me félicitèrent d'une poignée de main. Mon fougueux adversaire intime aussi, le mors dans l'âme, étalon blessé par la défaite. Ses doigts immenses m'enserraient le poignet. A l'instant où il me lâcha la paume, Rain Man rentra dans le champ en courant, le visage toujours aussi affolé. Il n'y tenait plus, il lança dans l'urgence :
"- 65% des points perdus dans le premier tiers de chaque set. Le relâchement, c'est la faille..."
Volte-face ! Ce drôle de type fuit en effaçant ses propres pas.
"- Espèce de taré ! cria Pépé.
"- Allez Philippe, c'est pas grave ! relativisa Le Guen.
- Mais il m'énerve avec ses statistiques bidons celui-là !
- Tu peux pas gagner à chaque fois...
- Je te dis que c'est ce dingue qui m'énerve.
- ...Aujourd'hui t'avais pas tes baskets jaunes porte-bonheur, c'est pour ça."
Des baskets jaunes ?
Ca ne pouvait pas être un hasard ! Je n'écoutais plus les justifications de Pasquier ; je le voyais courir à mon bureau et poser la bouteille d'arsenic, puis repartir en coup de vent. Il était bien celui qui me menaçait, l'Homme aux Converse jaunes...
Aujourd'hui.
"- Il s'agit peut-être d'Adidas jaunes, de Reebok jaunes, de Crocs jaunes.
- Le nez, Vincent, le nez... Je le sens. C'est Pasquier.
- Bon, il faut admettre qu'il ne peut pas t'encadrer et... qu'on peut dire qu'il a un regard intense. Il pourrait être le client de la boutique.
- Exact. Suspect numéro un.
- Bien... C'est reparti ! Je vais mettre à jour mon fichier Excel des suspects. Est-ce que je dois encore ajouter un nom, tant que j'y suis ?"
Je réfléchis. Un prénom de quatre lettres marqua ma cornée au fer rouge.
Arrivée dix minutes après nous à table hier, largement le temps de poser une lettre sur mon bureau. Les sales idées ont ce talent d'allier le fugace et le tenace.
"- Non. Non je ne crois pas."