Double slash

Publié le par Felix Laitier

Dans les oreillesRadiohead "Paranoïd android" 

 

 

Outrage. Il s'attaque au matériel. Non, au physique. Ma Vespa, ma Fée verte, est un prolongement de mon corps. Ce n'est plus de la mesquinerie, c'est une invasion territoriale. Qu'un sang impur abreuve ce sillon. Je signe un traité de guerre, là, sur le sol granuleux du parking tandis que mes pieds trépignent et scribouillent la terre. Mes mains quant à elles, effleurent l'éraflure nette qui balafre mon garde-boue, comme si elles pouvaient cicatriser cette rayure grise avec un peu de magie, de tendresse et de moiteur.

 

J'imagine Pasquier longer mon scooter et tendre la clef de sa Saab. Erectile jubilation. Grincement sec et subit. Précoce. Son coup de poignet marque la vengeance d'une partie de badminton humiliante. 

 

Il est temps de retourner chez moi, je suis à la bourre, je règlerai ça demain. Je compte bien cultiver ma rage contre mon harceleur. Pour l'instant je dois foncer ; ce soir Aude vient récupérer Caramba et s'est invitée à manger.

Ok. Je l'ai invitée à manger.  

Mais PP paiera. 

 

 

 

 

Ce n'était que la troisième attaque plus ou moins frontale que je subissais de la part de Pasquier aujourd'hui. A chaque dos d'âne me remontaient les souvenirs de cette journée, brûlures gastriques. Et il y a beaucoup de ralentisseurs jusqu'à chez moi.

 

Tout a commencé de bon matin, à l'interruption - maintenant ! - de la pause-café parce que PP voulait réunir les acheteurs d'urgence. D'urgence ! L'appel d'Eddy fut si catastrophé que j'hésitai à recracher ma gorgée dans l'évier pour faire plus vite. Il avait le ton pressant du chef inflexible et le regard embêté du père qui doit fesser ses enfants à contrecoeur.  

Banjo, Bénédicte et moi arrivâmes en dernier, sous les yeux verts agacés du sous-directeur dans une salle de réunion froide comme la mort. Une fois l'ambiance générale au diapason du lieu, Pasquier projeta un tableau Excel depuis son laptop. Rapport de marge du mois de mai.

 

"- C'est quoi ce bordel ?"

 

Bénédicte scruta les cases à la recherche de l'anomalie, Banjo se demanda quel esprit tordu avait pu imaginer un document aussi complexe. Cornélia et Barnabé séchaient. Ericka, ma studieuse et silencieuse voisine qu'assistait Vincent, comprit heureusement en un clin d'oeil. Elle intervint de sa voix frêle que je connaissais à peine tant elle l'économisait - je m'attendais de fait à ce qu'elle fût plus puissante.

 

"- On a des taux de marges étonnamment bas sur toutes les gammes à gros prix de vente. Des taux presque nuls en fait. Dans tous les départements. C'est pas normal.

- C'est pas normal, non ! vociféra PP. C'est le moins qu'on puisse dire. Quelqu'un peut-il m'expliquer d'où vient ce sens inné des affaires ?"

 

La porte s'ouvrit sur un John détendu, encore en imperméable. L'index fouillant ses canines transforma ses joyeuses salutations en "onhour !". Un aller-retour d'oeil d'Eddy pour lui sommer de s'asseoir lui indiqua que l'humeur n'était pas aux miettes de croissants et aux petites blagues. John choisit la première chaise bancale. 

Pasquier se plaça devant le projecteur. Sa peau était tatouée de chiffres. Maori brut. Si le saboteur d'Elaq était derrière cette histoire, il avait à ses trousses un guerrier impitoyable.

 

"- Je résume pour les plus ponctuels : nous enregistrons des marges calamiteuses sur le mois de mai. Tous les produits supérieurs à 300 euros sont concernés sans exception. La direction financière est en train d'estimer notre perte qui, à n'en pas douter, va faire chuter nos résultats... et peut-être même des têtes ! Est-ce que vous êtes tous incapables ? Est-ce que l'un d'entre vous souhaitait acheter un coupe-herbe solaire et s'est arrangé le prix ?"

 

Comme par hasard, il avait cité un de mes produits et lancé son exemple avec un dédain à peine camouflé par sa terrible accusation. Me visait-il directement ? Banjo, John et Barnabé ne brillaient pas non plus. Quand les choses tournent mal, que la fameuse épée de Damoclès tombe un cran plus bas au-dessus d'un homme, il sent ses testicules se rétracter et leur peau durcir. Je me demandais quelle équivalence mes collègues féminines, à compter qu'elles eussent peur de perdre leur emploi, étaient en train de ressentir.  

 

"- Ca pointe..."

 

Je sursautai, croyant que Pasquier répondait à ma question incongrue.  

 

"- ... oui, ça pointe du doigt la confiance que je dois vous accorder ! En plus - en plus ! - on vous a justement fourni un nouvel outil le mois dernier pour piloter les marges. Vous n'avez pas d'excuses ! On fait développer spécialement pour vous un module pour aller dans le détail tout en vous faisant gagner du temps, et vous merdez ! On va passer pour des demeurés auprès des développeurs, de surcroit !

- Justement... osa Bénédicte.

- Justement quoi ?

- Justement, le problème est peut-être le nouveau module. Personnellement j'ai beaucoup de mal avec cet outil.

- Vous avez eu une formation pour le prendre en main !

- Seulement à l'usage, c'est pas le Pérou... 

- Bon, on n'est pas là pour remettre en question ce logiciel. Il a été conçu spécialement selon vos besoins, il est optimal. C'est le Pérou que vous vous êtes choisi ; s'il est merdique, faut pas se demander pourquoi. S'il y a un problème, il se trouve entre l'écran de pilotage et un des sièges d'acheteur. Un siège éjectable, soit dit en passant. Moi, tout ce qui m'intéresse est de savoir où est passée ma marge !

 

Sur les lèvres de Bénédicte : dans - ton - cul.

 

- C'est peut-être encore du sabotage, suggéra Cornélia. Il faudrait voir quelles manipulations ont été faites avant de nous accuser. 

- Et vous croyez que je vous ai attendue Cornélia ? Evidemment, cette modification a affecté tout un segment automatiquement, sur une simple baisse de pourcentage.

- Une simple cartouche modifiée, et c'est tout le business qui est touché, commenta Ericka." 

 

Je me rendis compte que seules les femmes se risquaient à répondre au courroux de Philippe Pasquier. Même Eddy, l'air sévère, était coi. Et Béné enchaîna : 

 

"- C'est bien ce que je dis, ce module comporte de gros défauts. Et si je n'étais pas en mode langage soutenu, je dirais même qu'il est foireux."

- Et vous ne pouviez pas le signaler avant, Bénédicte ?  

- Je l'ai fait. Mais apparemment la productivité allait "bondir" grâce à ce système et c'était à nous de nous adapter ! Voilà, on s'est adapté, on va plus vite : mais on fait des conneries. N'importe qui ici a pu faire cette bourde...

- A part John, me glissa malicieusement Cornélia, profitant du ton qui montait. Pour ça il faudrait qu'il fasse quelque chose.

- ... n'importe qui a pu faire une erreur de saisie parce qu'on nous a formés entre deux coups de téléphone et que l'outil est imbitable et mal sécurisé, et que sous couvert de nous faire gagner du temps (ce qui serait encore à prouver) il nous fait perdre de la visibilité sur notre métier. Voilà qui résume d'ailleurs bien ce que devient Elaq !

- Je... je ne vous permets pas !

- Vous ne me permettez pas ? Vous nous accusez sans savoir ! Moi au moins j'accuse en connaissance de cause !"

 

Une chaise qui ripe, grippe, grince. Oreilles entaillées. Bénédicte se fit un chemin entre les jambes flageolantes de ses collègues et claqua la porte. Elle rendit un fier service au sous-directeur qui ne savait plus s'il devait la calmer, la contredire ou l'éconduire. Au moins put-il gagner un peu de temps pour retendre un fil à sa pensée. Il choisit - courageusement - d'ignorer la colère de Béné alors que j'étais personnellement sous le choc du clash.

 

"- Vous n'avez pas d'excuses. Si ce module comportait des défauts grossiers, vous n'aviez qu'à me le remonter pour qu'on le corrige. La question n'est pas là. Au prix où on vous paye, alors que tous les jours je reçois des candidatures d'acheteurs qui rêvent de mettre leurs talents et leur niaque au service d'Elaq, je constate que vous ne garantissez pas le suivi, l'attention, l'engagement qu'on attend de vous ! Pas un d'entre vous n'a été capable de remarquer, en trois semaines, que..."

 

Il fut interrompu par une sonnerie : la réception d'un courriel. Son laptop toujours branché au rétroprojecteur, nous vîmes tous apparaître la petite fenêtre de notification, indiquant l'expéditeur et le début du message. C'était l'informaticien, Skypehacker. "Philippe, comme demandé j'ai pu retrouver (plus facilement que je pensais) le numéro d'utilisateur...".

 

Pasquier eut un sourire cruel. Le faisceau vert de ses yeux vaches croisa mon regard. Il se précipita sur son clavier pour ouvrir la suite du mail qui s'étala en grand sur le mur blanc. 

 

"... correspondant à la modification de marge. Il s'agit de l'utilisateur DP2005-5. En d'autres termes, la personne qui a modifié ces données, ton "saboteur", c'est à priori Eddy Lemaire. Bien cordialement."

 

 

 

 

 

Cornélia me tendit l'arrosoir et me demanda de rafraîchir un peu le bergamotier. Elle s'essuya le front du poignet. Ses gants terreux pendaient de fatigue. Cela faisait presque une heure que nous refaisions le jardin d'hiver. Et le monde, par la même occasion. 

 

A force de remuer le terreau, une odeur de grands chemins poussait dans la salle de repos. Ce qui n'était pas pour déplaire aux acheteurs venus se réfugier sous la verrière à la recherche d'une échappatoire. Davantage qu'une crise, c'était un tremblement de terre qui secouait l'entreprise. Après que PP nous eut demandé de quitter la réunion pour s'entretenir seul à seul avec Eddy, nous avions erré un moment dans les couloirs, certains à la recherche de Béné, d'autres d'un café. Puis, comme rendus magnétiques d'avoir éprouvé l'épicentre de la catastrophe, nous nous étions naturellement réunis autour de la balancelle, tous. Même Ericka avait délaissé son PC. 

 

D'abord incrédules, nous devions prendre la défense de notre directeur commercial, bordel ! Il était un vrai papa poule pour nous, c'était à notre tour de nous comporter en progénitures qui le soutiendraient. Bénédicte, encore écoeurée d'avoir été malmenée, ne doutait pas que PP nous manipulait. Mais Barnabé finit par semer le doute. Et si Eddy était vraiment le saboteur, depuis le début ?

Un bureau vide et quelques cartons. Aucun discours d'adieu. Un départ en disgrâce. Sa secrétaire Anita en larmes. Nos projecteurs internes diffusaient les mêmes slides, les mêmes craintes. 

 

C'est à ce moment que Cornélia et moi nous sommes tournés vers les plantes. Nous occuper les mains. Détourner les encombrements de l'esprit.

 

Imaginer le plateau commercial sans l'influence vertueuse d'Eddy nous paraissait invivable. Il était le tampon imperturbable entre la direction et les acheteurs, notre airbag. Pasquier venait de nous donner un exemple de ce que serait le quotidien d'Elaq sans les amortis de notre chef direct.

Cependant, comme le soulignait Barnabé, il aurait été extrêmement facile pour Eddy de s'introduire dans les bureaux lors de chaque sabotage. Il avait tous les accès. Et était - jusqu'à présent - au-dessus de tous soupçons. Privilèges du cadre supérieur. Les opportunités étaient là, bien là. Mais le mobile ? Il se battait pour son entreprise, lui construisait un horizon au jour le jour, avec énergie et enthousiasme. Etait-il possible que cette loyauté et cette bonne humeur apparentes fussent de la comédie ? 

 

Ma pensée s'emballa pour mieux se ruer sur ce chemin : si Eddy n'était pas l'homme bon que nous connaissions, pouvait-il être également celui qui disséminait ses menaces sur mon bureau, discréditant la piste Pasquier ? Je superposai les théories : il lui était en outre aisé de transmettre le détail de mes achats à la concurrence.

 

Conséquence en quinconce : la crainte de voir Emma accusée à tort de sabotage s'envolerait. 

 

Mon cerveau se faisait retourner comme un steak, à la spatule. Mes cellules grises crépitaient, me faisaient souffrir à force de contorsions. Nous en étions tous là. Les visages des acheteurs étaient crispés. Même Banjo que j'aurais imaginé capable de distance face à cette anxiété générale, était renfrogné derrière sa mèche, au fond de la balancelle. Personne n'osait prononcer le mot tabou qui pourrissait pourtant dans notre tête : "viré". Si Cornélia et moi avions choisi le jardinage pour nous détendre, nos collègues recoururent à l'humour comme ultime résistance.

 

"- Felix, m'interpella Bénédicte, creuse pas si profond : on ne te demande pas de lui faire une tombe non plus !

- Au contraire, il en faut deux, surenchérit John avec son accent british rieur. Vu comme tu as parlé à Pasquier, tu vas suivre le même chemin qu'Eddy !

- Il n'est pas encore dehors. Et il fallait bien que quelqu'un lui rabatte son caquet au jeune premier ! Il m'a sortie de mes gonds.

- Sortie de tes gonds ? fit Barnabé. C'est bien ce qu'on dit, t'as plus qu'à prendre la porte !

- T'inquiète, je le connais le PP. Je lui ferai mon petit numéro de charme et il me reviendra...

- Ah oui ? s'enquit John. Tu lui plais ?

- T'as l'air surpris ! Oui, je ne lui suis pas indifférent. J'ai fait le test de la mâchoire dévissée.

- What ?

- Le test de la mâchoire dévissée : tu relâches complètement la bouche, grande ouverte, la bave tout juste bloquée comme si tu étais un légume. Et tu regardes au loin. L'air d'un mannequin qui vient de se faire engueuler par Karl Lagerfeld. Immanquablement, si ton interlocuteur a envie de toi, il va te scruter les lèvres et l'intérieur de la bouche.

- Mais tu me l'as fait ! s'indigna Banjo.

- Oui, et tu m'as bien matée jusqu'à la glotte.

- T'avais un morceau de salade coincé, bouffonne !

- Refoulé !

- Femme pirate !

- Puceau !

- Boudin !"

 

Et les pitreries salutaires se poursuivirent, bien que le sujet d'Eddy revînt à chaque détour de phrase.

 

Cornélia souriait discrètement aux joutes verbales sommaires de ses collègues, tout en élaguant les arbustes.

Pour ma part j'avais un peu plus de mal à me détendre ; égoïstement pas seulement à cause du sort d'Eddy mais parce que juste avant de quitter la salle de réunion, j'avais vu apparaître un nouvel e-mail projeté depuis l'ordinateur de Pasquier. Intitulé "Ce soir". Expédié par... Emma ? J'avais un doute, mais ma persistance rétinienne m'en laissait peu. Si seulement Barnabé ne m'avait pas pressé dehors ! 

 

Je ramassais les branches taillées par Cornélia quand une odeur de thé à la menthe monta. Ahmed venait de rentrer, un mug fumant à la main.

 

"- Hé ! Tous les acheteurs réunis ! Qu'est-ce que vous fomentez ici ? Un nouveau printemps arabe ?

- C'est ça, les têtes vont tomber, ironisa Bénédicte.

- Tiens, défia Banjo, fais à Ahmed le coup de la mâchoire dévissée ! On va voir si ça marche !"

 

Dévissage, ouverture, air rêveur, bave aux commissures. Ahmed observa le numéro de Bénédicte un moment, interloqué. Sans jamais lorgner sur ses lèvres. Sa seule réaction fut :

 

"- Eh bien c'est pas avec cette équipe qu'on va faire la révolution, je vous le dis..."

 

Banjo sauta de la balancelle :

 

"- Attends, tu n'as pas remarqué l'arme de séduction massive de Béné ?

- Son air de girafe trépanée, c'était de la séduction ?

- Non, corrigea l'intéressée, c'était un test pour savoir si tu avais une certaine attirance pour moi.

- A condition d'aimer les girafes... Non, la meilleure méthode pour savoir si tu as une touche, c'est l'épreuve du charisme.

- Ah, une nouvelle théorie, dit Barnabé en se frottant les mains.

- C'est très simple : les femmes aiment l'assurance. Et pour voir à quel point elles sont sensibles à ton charisme, tu leur sors une ineptie avec un aplomb total. Par exemple : " tu sais que les britanniques ont la meilleure cuisine du monde", ou une bêtise dans le genre."

 

La pique fit tiquer PeF.

 

"- Et si la fille t'approuve, c'est que c'est bon."

 

Presque tout le monde rit. La décompression faisait son effet. Je me demandai toutefois si Ahmed avait tenté le coup sur Emma. Malgré cela je forçai mon rire pour entretenir cette bonne ambiance. J'étais le seul à m'esclaffer encore quand la porte s'ouvrit dans mon dos.

Pasquier :

 

"- Vous avez pas de boulot, là ?"

 

La porte claqua. Puis celle de son bureau, au loin.

Et voilà comment réinjecter toute la tension évacuée, en moins de trois secondes.    

 

 

"- Après tout, il a peut-être juste commis une erreur de frappe. Comme tout acheteur, comme toi d'ailleurs, il doit avoir beaucoup de difficultés à s'adapter à ce nouveau mode de pilotage." 

 

Avant de quitter le jardin d'hiver, nous avions décidé de ne pas ébruiter cette histoire. Nous ne savions même pas ce que s'étaient dit Eddy et le sous-directeur. Mais improductif depuis des heures face à mon écran, je n'avais pas résisté à en parler à Vincent, d'autant que l'affaire était peut-être liée à la nôtre. Incrédule, il garda le doigt dressé au-dessus de sa souris et énumérait tout ce qui pouvait disculper le valeureux directeur commercial.

 

"- Ou quelqu'un a emprunté son numéro d'utilisateur. Felix, je ne peux pas croire qu'il soit le saboteur. Sans parler de te harceler : il t'adore, ça se voit ! Je sais qu'on ne l'a jamais officiellement retiré de la liste des suspects, mais au fond je suis sûr qu'il est blanc comme neige.

- Même la neige, ici devient grise...

- Voilà qu'il nous la joue poète maudit. Pas de pessimisme ! Après tout, il est toujours dans les murs, c'est bon signe. Je l'ai croisé juste ici après le déjeuner. Il a dû avancer une explication à Pasquier et..."

 

Un bruissement. Comme un bruit d'ailes.

Paranoïaque depuis l'intrusion du sanglier (que je visualisais maintenant charrié par Eddy, malgré moi), je pensai immédiatement à une nouvelle attaque animale. Un hibou peut-être ? Ce n'était pourtant rien d'autre que mon cycas qui était tombé, étalant ses jeunes feuilles entre mon bureau et celui de Vincent, comme une pauvre méduse échouée. Par quelle magie... ? 

 

Je me tournai vers le pot : le tronc était toujours là, mais amputé de sa cime. L'arbuste avait été nettement sectionné, ne laissant qu'une souche de vingt centimètres au milieu du terreau. Le houppier gisait sur la table.

La stupeur s'échappa de ma gorge :

 

"- Quoi encore ?

- Comment tu as fait ça Felix ?

- Je n'ai rien fait !"

 

Même Vincent n'osait pas toucher les branches tombées. Une aura fantastique les enveloppait. Le bureau était quasiment vide - c'est bien pourquoi je m'étais permis de livrer le secret à Vincent - et personne n'avait envoyé de projectile, ni ne faisait attention à nous. Je saisis une feuille du cycas et soulevai le houppier comme une peau morte au-dessus de son tronc. Il avait été coupé et reposé sur son socle naturel. Et après dieu sait combien de temps, il avait finalement glissé. Avec la précaution que j'aurais prise pour un animal blessé, je retournai la moitié de l'arbuste, observai la découpe rustre.

 

"- Felix... Est-ce que c'est une nouvelle menace ?

- S'il nous restait le moindre doute, ceci nous éclaire."

 

Une tête de mort avait été dessinée à l'intérieur du tronc.

 

"- Pourtant, repris-je, ça ne tient pas debout.

- Et non, le tronc a été coupé !

- Je parle de cette menace. Le cycas lui-même était le premier message. En le sacrifiant, l'Homme aux Converse jaunes n'est pas logique. Symboliquement, c'est comme s'il détruisait la menace originale. C'est grotesque !

- Tu cherches une logique chez un détraqué. On devrait plutôt réfléchir à quand cet arbre a été coupé. Combien de temps il a pu rester comme ça, en équilibre.

- A priori très peu de temps, mais je ne peux pas certifier.

- La dernière fois que tu l'as arrosé, entretenu, dépoussiéré,... ?

- Parfumé ? Je ne prenais pas vraiment soin de cette plante vu ce qu'elle représentait. Mais... Regarde la marque laissée sur ma table par le pot : il n'est plus sur sa trace. Ca je l'aurais remarqué en posant mon téléphone à côté ce matin. On l'a bougé, et c'est arrivé pendant l'une des deux réunions, à priori. Tu étais à ta place ?

- Je me suis absenté presque une heure pour recevoir un représentant à la place d'Ericka. Il restait les autres assistants : Mag, Léo, les Curie. Et Yoko et Xavier.

- Tu as vu passer Pasquier ?

- Non.

- Il a pu s'arrêter faire ça en revenant de la réunion, ou à midi !

- Felix, c'est ridicule mon vieux...

- Fais confiance à mon intuition Vincent. Je ne sais pas comment il s'y prend, mais c'est lui. C'est lui. L'homme de tous les maux."    

 

 

 

 

 

Je gare ma Vespa, la cadenasse sous le lampadaire habituel pour qu'elle n'ait pas peur la nuit, et monte préparer des pâtes. J'avais prévu de les faire all'arrabbiata mais dois me résoudre à les faire à l'arrache. Caramba m'enroule sa queue autour des chevilles, réclamant des câlins ou un bout de jambon. Je me coupe un doigt, puis un autre, foutues olives, et partage mon dernier pansement en deux pour stopper les hémorragies qui n'ont même pas le bon goût d'être spectaculaires.

 

Choisir une ambiance. Je mets du jazz, puis de la soul, puis du rock, non c'est pourri pour l'apéro, puis du jazz, et n'entends pas la sonnerie. Quand enfin la chatte me fait signe qu'on frappe à la porte, un solo dissonant prend en otage le morceau juste pour accueillir Aude, assourdie.

 

"- Je me disais bien que t'étais pas du genre à écouter du Lara Fabian, mais là...

- Euh... C'était pour cuisiner. Je vais mettre quelque chose de plus tranquille. Une préférence ?

- Du Radiohead ou du Coldplay, si tu as ?

- Ok.

- Computer.

- Bonne idée !

- Caramba n'a pas été sage ? demanda-t-elle en lui faisant des mamours.

- Si, très sage, aucun problème !

- C'est une autre femelle qui t'a mordu alors ?

- Ah, les pansements... Non, ça c'est en cuisinant.

- Tu m'étonnes. Tu devrais peut-être écouter du Lara Fabian quand tu fais la cuisine, finalement ! Moins hystérique. Quoi que... Tu ne t'es pas cassé la tête pour moi au moins ? Déjà que tu m'as rendu service.

- Non pas du tout. Enfin... je veux dire, j'aurais aimé mais je suis arrivé tard. Grosse journée. Sale journée."

 

Gressins, carottes à tremper, vin blanc.

 

"- Ca ne t'a pas ennuyé d'accorder une petite promenade à Caramba, le soir ?

- J'ai complètement oublié... !

- Ah mince. 

- Non, j'ai complètement oublié la crème pour les carottes. Quel nul ! 

- C'est pas grave, je préfère les noix de cajou de toute façon.

- Moi aussi ! Les carottes, c'est pour jouer les bobos mais à dire vrai je les préfère cuites. Et sinon, non.

- Non quoi ?

- Non ça ne m'a pas ennuyé de promener Caramba.

- Ah merci. C'est très gentil à toi."

 

Gressins, noix de cajou, vin blanc.

 

"- Je te serres ? dis-je en m'asseyant. 

- Ca va, tu me serrais de bien plus près quand on a dormi ensemble !

- Non, je voulais dire : je te sers du vin ?

- Oh, bien sûr, quelle dinde ! Avec plaisir alors... Et pourquoi tu as passé une sale journée ?  

- Oh, c'est une longue histoire. Des pressions hiérarchiques, des moments de gêne, des menaces, un couteau tranchant...

- Ah ça c'est à cause de moi : tu t'es blessé en coupant les carottes ?

- Non non pas du tout ! Le couteau tranchant, c'était sur un arbuste.

- Tu es toujours aussi difficile à suivre ou c'est le GHB que tu as mis dans mon vin qui m'étourdit ?

- Ca vient de moi. Ma vie est compliquée. Le GHB, je l'ai mis dans l'eau des pâtes, patience.

- Ah, ça y est, tu te dévergondes !

- Gilles, sors de ce corps !

- Exactement : on dirait que ton cousin te souffle les répliques. 

- Cyrano de margoulin.

- D'autant qu'il m'a déjà vanté les mérites de son grand appendice.

- Oh foutaises !

- Si je t'assure qu'il l'a fait !

- Je parlais de la taille de son...

- Oh ! Je ne veux pas savoir comment tu le sais !

- C'est juste qu'on se fait des soirées GHB une fois par mois...

-... Arrête !... Remarque ça expliquerait mon état au Nouvel An."

 

La jolie brune tourne la tête vers le balcon où elle s'était posée. Un peu gênée, pour une fois.

 

"- Tu imagines si je m'étais écrasée ?

- Ma pauvre Vespa, juste en dessous...

- Gougeât !" 

 

Pâtes aux olives et au jambon, vin rouge.

 

"- Dis-moi Felix, tu as déjà imaginé ton patron en plein orgasme ?

- Quel rapport ? On parlait de ton voyage. Où tu vas chercher une idée pareille ?

- Tu m'as dit que j'étais une fille surprenante, il faut bien que j'entretienne ma réputation.

- D'accord. Alors dégage !

- Pardon ?

- Des gages ! Des gages si tu ne me surprends pas.

- J'ai cru que tu me mettais dehors. Pour le coup c'est toi qui m'a surprise !" 

 

Olive coincée entre mes dents, rire noir.    

Aude me signale l'intruse dont je me débarrasse. Et puis, j'ignore pourquoi... je garde la bouche ouverte. Je laisse s'affaisser ma mâchoire. Je prends un air emprunté, comme un mannequin. J'observe le néant entre Aude et moi. Et j'attends. La bouche ouverte, j'attends.  

 

"- Attrape ! "

 

Lancer d'olive. La chair noire rebondit sur mes lèvres, retombe dans mon verre de vin. Et y glougloute. 

 

"- Ah ah ! Désolée ! Mais je te voyais gober les mouches comme un ahuri depuis un moment, t'avais bloqué. C'était trop tentant !

- Tentant ?

- De faire un panier à trois points. Je suis navrée pour ton Saint-Emilion.

- Non, il ne faut pas. On va peut-être découvrir que ça l'améliore. Tu t'y connais en vin ?

- Plutôt en mojito.

- C'est vrai, j'oubliais...

- Tu oublies aussi de répondre à ma question.

- Sur mon patron ? Eh bien à vrai dire, oui. J'ai déjà imaginé notre sous-directeur avoir un orgasme. Et c'était très grossier, tendu, hargneux. Gnnnneuheuh !"

 

Je veux lui retourner la question, et je me rends compte que je ne sais même pas ce que fait Aude dans la vie. Je repense à Léo, à la cafétéria, affirmant sournoisement que je suis un individualiste qui ne s'intéresse pas aux autres. Petit con. Tu n'as vraiment pas tort.

 

"- Aude, je sais même pas dans quoi tu travailles ! Mais je te renvoie quand même la question. Tu visualises comment jouit ton patron ?

- J'ai une assez bonne idée, oui. Je suis ma propre patronne.

- (gloussement)

- Je dirige ma petite entreprise. 

- Tu... Tu dis ça pour me surprendre et éviter un gage !

- Non, je t'assure ! Gilles ne t'a jamais dit ? Je suis dessinatrice à mon compte. Je conçois des motifs pour tissus. Des ronds, des étoiles, des moustaches, des petits chats. Je les vends à des intermédiaires et les retrouve dans de grandes enseignes comme H&M ou Kookaï. Ou Maxi zoo !

- C'est génial ! Tu fais un très beau métier. Très glorifiant !

- Tu dis ça pour Maxi zoo ?

- Je dis ça pour les moustaches !"

 

Fondant au chocolat sur son lit de crème quelconque.

 

"- La prochaine fois j'amènerai le dessert. Parce que là vraiment...

- ... Je sais : tu vas dire que c'est dégueulasse ! Tu veux me surprendre et c'est raté ! Gage !

- Pas du tout. J'allais dire que c'était vraiment gênant de me faire autant gâter.

- ...

- Quoi ? 

- Tricheuse ! C'était ça, j'avais raison ! Tu as un gage : tu dois boire de ce Saint-Emilion huileux dans mon verre !

- Non ! Le Domaine des Olives, là ? C'est dégueu ! Elle flotte depuis dix minutes.

- Tu n'as pas été surprenante, c'est le prix à payer !"

 

Cul-sec, olive comprise.

 

"- Pas si mauvais.

- Un autre verre, alors ?

- Mmm... Je préférerai un thé à la menthe, si ça ne t'embête pas.

- A l'amende ?

- A la menthe ! Est-ce qu'on est condamnés à ne jamais se comprendre du premier coup ?

- C'est très probable Aude. Très probable... 

- Tu es bien sérieux tout à coup.

- C'est que...

- Je t'ai vexé ? 

- ... Mais non, laisse tomber. Allez, je vais te faire ton thé à la mangue.

- Ah ah, à la mangue maintenant ! Tu m'as bien eue !"

 

Thé et café

 

"- Combien d'olives dans ton thé ?

- Deux s'il te plait.

- Si je n'avais pas les doigts tailladés, je te prendrais au mot et les dénoyauterais."

 

Caramba nous rejoint sur le canapé. Sa queue entraîne un nuage mentholé. Association olfactive, je repense à Ahmed, à ces airs de Roschdy Zem, à sa sérénité communicative. Je me redresse un peu, dérangeant la féline rouquine. Je m'impose.

 

- Tu sais que le thé est une denrée qui est amenée à disparaître d'ici 2060 ?

- ...

- Et oui ma p'tite...

- N'im-por-te quoi ! Tu as l'air d'y croire en plus ! Tu as lu ça un premier avril, mon pauvre Felix.

- Non, non, mais c'était peut-être 2080, je suis plus très sûr, mais...

- C'est ça. Et tu savais que moi j'étais amenée à disparaître d'ici dix minutes. Pénurie de trams.

- Ok, je t'accompagne en bas.

- On passe par le balcon ?

- Non il est en panne. Mais tu sais pour le thé, c'est vrai qu'une étude..."

 

Digestion.

 

Aude a mis Caramba en laisse. Je lui porte le panier matelassé. On longe le trottoir. On pince sans rire.

 

"- C'est un peu ridicule cette laisse pour un chat, j'en suis consciente, mais c'est bien pratique pour la ville, quand Caramba est en manque d'air pur.

- Tu l'as trouvée dans un stock de l'armée ?

- Non, à la SPA.

- Je parlais de la laisse.

- J'avais compris. A la SPA.

- C'est une laisse pour pitbull. On dirait du barbelé. 

- Arrête de tirer sur la corde !

- J'exagère pas.

- Mais je parle à Caramba ! Condamnés à ne pas se comprendre...

- Une malédiction... Je te rends le panier. Donne-moi la laisse pendant que tu le cales sous ton bras.

- Tiens. Merci. Oh, et mon string ?

- Je l'ai remis dans le panier.

- Tu l'as... je... j'espère que tu n'as pas trouvé ça déplacé de ma part pour le string, ou que tu as mal interprété...

- Noooon ! Non ! Pas du moindre. Pas le tout. Naturel.

- Quand même un peu surpris sur le coup ? Après tout c'est ma marque de fabrique.

- Surpris par les petites carottes dessus. C'est toi qui les as dessinées ?

- Non, moi j'aurais fait des noix de cajou."

 

Caramba voit un pigeon, sa plume ou ses puces et s'élance, s'enroule autour du lampadaire humide. Elle m'a fait ça tous les soirs. Je la démêle.

 

"- Aussi compliquée à suivre que les conversations de sa maîtresse, celle-là !"

 

Aude me fait un clin d'oeil, une bise, un sourire. Elle reprend la chatte, se couvre et s'éloigne sur le macadam qui brille.

 

"- Ta capuche est en poil de Caramba ! C'est fâcheux !

- Tais-toi, tu vas l'alerter sur ce qui l'attend !

- Pauvre boule de poil !"

 

La minette ronronne à son oreille.

 

"- Elle me dit que tu es vraiment perché ! Et que tu es un amour de l'avoir gardée !"

 

Un frisson. La fraîcheur du soir, sans doute. Je reste dans le cercle de lumière jaune et la regarde rapetisser. J'observe le néant entre Aude et moi, et le trouve moins épais. Je ne sais pas ce qui m'a pris de flirter avec elle. Qu'allais-je jouer les pêcheurs d'amourettes, à lancer des hameçons bon marché pour m'assurer que ma séduction mord ? Ou ne mord pas d'ailleurs. C'est avec Emma que je voudrais être condamné à me méprendre, avec Emma que je voudrais dénouer mes paroles, avec Emma que je voudrais être maudit. Mettre de la chair au romantisme. Je ne me sens pas très propre. Foutue journée. Et bonne soirée, putain !

 

 

Aude s'évapore. Je me tourne vers mon scooter et déplore à nouveau la rayure diagonale qui le défigure. Je peste contre Pasquier. Ses yeux intimidants à la couleur féline. C'est alors que je comprends. L'homme de tous les maux n'y est pour rien, en tout cas pas pour la Vespa. J'ai l'instinct d'une limace. L'éraflure ne date pas d'aujourd'hui, mais d'hier. Je la dois à la laisse archaïque de Caramba, qui en la tendant a fait sauter la peinture de la Fée verte.

 

J'aurais vraiment dû étrangler cette boule de poil !

Adorable boule de poil.  

 

 

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