La concurrence
Dans les oreilles : Chinawoman "To be with others"
L'enfer c'est les autres. De bon matin, la phrase de "Huis clos" escortait toutes mes pensées. L'enthousiasme asséné par Pierre dans le parking. La moue déprimée de Marie. Le pudding de Yoko. Le bonjour sec de Pasquier. Les entourloupes des fournisseurs. L'enfer c'est les autres. L'enfer c'est les autres.
D'évoquer le diable, on finit par l'invoquer. Le téléphone sonna sur mon bureau, indiquant un numéro caché. Et je n'eus pas le temps de me présenter qu'une voix d'outre-tombe me fit frémir : "Je sais tout. Je sais ce que tu as fait Laitier. Je sais ce que tu es. Mais c'est terminé."
On prend vite goût au soufre. J'aurais dû paniquer et m'effondrer. Enfin, j'avais en ligne l'interlocuteur de mes cauchemars récurrents. La Menace. L'Homme aux Converse jaunes. Oui, enfin. Contrairement à ce que j'aurais imaginé, le bouillon de mes émotions accordait la meilleure place, celle épaisse de la surface, au soulagement. On y était. Dans le vif. J'allais savoir ce qu'il me voulait et à partir de là quel choix faire.
Je saisis un crayon, comme une béquille, me cherchant une contenance quelle qu'elle soit. Bon nombre de mes collègues étaient à leur place et je ne voulais rien laisser paraître. Et déjà, je cherchais les absents, pressé de démasquer celui qui m'appelait sous l'anonymat du téléphone.
Quand la voix reprit, je fus déstabilisé par une évidence que je n'avais pas soulignée lors de la première salve de mots. Le timbre de La Menace, bien qu'étouffé et peu identifiable, ne me paraissait pas être masculin. "Tu es un voleur, Laitier. Mais tu es découvert !"
Je cherchai des phrases ne soulevant pas la curiosité de mes collègues silencieux. Qui manquait d'ailleurs ? PeF. Cornélia. Banjo...
"- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?"
Barnabé. Bénédicte. Mag.
"- Tu es un voleur d'idées. Un imposteur. Je travaille pour la concurrence : Biolophile. Et j'ai découvert ce que tu faisais."
Depuis le début ce n'était donc pas un de mes collègues qui me menaçait ? Mais alors comment faisait-il pour rentrer jusqu'...
"- Tu as pillé nos innovations pour les développer chez Elaq. Mais voilà ! Nous avons la preuve de ton espionnage industriel.
- C'est impossible...
- Oh si ça l'est. Et ta petite entreprise va prendre fin très vite. Tu vas recevoir un petit recommandé dès midi : Biolophile porte plainte contre Felix Laitier."
Avec la mine de mon crayon, je me grattai le front de plus en plus piquant de sueur. Tandis que je pesais chacun des mots de ma réponse, qu'aucun son gras ne vînt faire basculer l'inattention de mes voisins, je réalisais doucement que cet appel n'avait rien à voir avec les menaces. Cela n'était en rapport qu'avec mes nouveautés censément exclusives retrouvées sous l'enseigne concurrente. Ce n'était pas moins grave pour autant. Mais je n'étais pas en ligne avec l'Homme aux Converse jaunes.
"- Vous parlez d'un procès ?"
Mes collègues levèrent la tête. Le tri des mots m'avait un peu dépassé. Je me ressaisis piteusement :
"- D'un "profit", je veux dire...
- Non, je parle bien d'un procès. Contre un voleur d'idées. Toi Laitier.
- Mais c'est le monde à l'envers. C'est précisément le contraire qui se passe !
- Ah oui ?
- Ben oui.
- Tu ne nous as pas espionnés ?
- Ben non.
- Bon, alors au temps pour nous. On va retirer la plainte.
- Quoi, c'est tout ?
- Non, on va aussi réciter cinq "Je vous salue Marie" et copier cent fois "Je n'accuse pas mes concurrents trop vite".
La voix n'était presque plus camouflée, et maintenant clairement féminine. Et puis il y eut un éclat de rire. Réfraction des hoquettements. Je les entendis des deux oreilles, depuis le combiné et dans un écho de plus en plus concret. Ce fou rire qui me hantait me poussa vers une conclusion évidente : tout ceci n'était qu'un cauchemar.
Je raccrochai au nez de ce mauvais rêve ! Mais j'étais toujours à mon bureau et le rire incontrôlé résonnait encore, débordant, gouailleur, consistant. Il passa par le seuil de l'open-space sous les traits hilares de Bénédicte, un mobile et un mouchoir à la main. Banjo la suivait, un sourire tout en gencives.
"- Je vous salue Felix, plein de grâce...
- Bande de guignols !
- Tu as marché ! Tu te voyais déjà défendu par Maître Dupond-Moretti : non-coupable !
- Mais... N'importe quoi, je t'avais reconnue...
- Quelle mauvaise foi !
- Si, sur la fin...
- Oui, quand on est rentré sur le plateau."
Je cherchai de l'appui et de la consistance chez mes voisins de table, mais trop habitués aux frasques de Bénédicte, ils étaient déjà retournés à leurs affaires. Je mis davantage de temps à m'extraire de ces oppressants scénarii à tiroir, d'autant que Banjo me baragouinait un jargon judiciaire prolongeant la mauvaise blague. Béné ramena un peu de sérieux :
"- Assez rigolé, agent double simplet ! On doit réellement filer chez Biolophile. Ordre d'Eddy."
Tous les trois à l'avant de la grosse voiture de Benjamin - ou bien était-ce Colt Seavers sous cet air satisfait ? - je demandai des détails sur les directives d'Eddy.
"- Simple veille concurrentielle, expliqua Béné, et un petit relevé de prix. Mais je crois surtout qu'Eddy a besoin de démontrer qu'il est toujours notre boss depuis l'incident d'hier. Il a donné quelques ordres à tout le monde de bon matin, histoire de redorer son blason.
- Je dois lui remettre un rapport sur mes taux de retours, ajouta Banjo. Ou plutôt... rectification : TU dois lui remettre un rapport sur MES taux de retours.
- Puis quoi encore !? m'insurgeai-je.
- Tu sais faire ! Et si tu refuses, je lui dis que tu nous as avoué avoir vendu des informations à Biolophile.
- Pas crédible.
- Bon, alors je dirai à tout le monde que tu baves devant Emma. Assez crédible ? souria-t-il.
- Eh !
- Sans blague ? sursauta Bénédicte. Je ne savais pas !
- T'es bien la seule. Il rougit, bafouille, babille dès qu'elle passe à moins d'un kilomètre, et il s'arrange toujours...
- ... Bon, ça va... Je te ferai ton rapport. Ca prend cinq minutes de toute façon. Espèce d'incompétent !
- Merci Merlin ! Tiens, passe-moi la troisième pendant que je m'allume une clope.
- Je suis pas ton assistant !
- La troisième, pas la première ! Saboteur !
- En parlant de sabotage, demandai-je à Béné, est-ce que tu sais pourquoi Eddy a été blanchi si facilement ?
- Plus ou moins. Indiscrétion de sa secrétaire : Anita a confié à Vincent que notre chef ne touchait JAMAIS le nouveau module de marge. Il ne s'en est pas servi une seule fois. Bien sûr il n'allait pas s'en vanter devant nous, mais il a dû l'avouer à Pasquier et le convaincre que son code utilisateur avait été piraté.
- Tout est bien qui finit en queue de poisson, dit Banjo en serrant le frein à main."
Les rayons de Biolophile rappelaient ceux d'Elaq en moins coquet. En fait les distinctions entre nos enseignes étaient minimes, mais nous nous complaisions à noter les différences plutôt que les ressemblances. A notre avantage, de préférence. Réflexe bassement humain quand il s'agit de juger autrui, décuplé par l'effet de groupe. Quand on est leader sur le marché, on a tendance à prendre les concurrents de haut. Dans ma vie privé, je suis loser sur le marché et j'envie les qualités des autres. Ca fait une moyenne. Ma moyenne.
Juger, c'est relever les différences entre un sujet et soi-même. Ca se résume à cela. Il en va de même dans le cadre professionnel : on fait l'inventaire de tout ce qui n'est pas identique à notre nature, conforme à notre cadre. Prix, présentation, offres. On passe à côté de ce qui nous rapproche ; d'ailleurs ça ne nous intéresse aucunement.
C'est une sacrée faille de l'être humain, un défaut de fabrication : nous devrions commencer par noter nos ressemblances. Mais d'office, on s'en balance. Le premier réflexe lorsqu'on croise un semblable est de se demander : "qu'est-ce qu'il a de plus que moi ?" - certains plus affirmés varient sans doute en cherchant ce qu'il a de moins, mais ce n'est pas mon cas. On s'arrête sur les différences et on se trouve alors plus facilement de bonnes raisons de se foutre sur la gueule. J'ignore si l'Homme est amené à se corriger, si en 3012 un arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-petit-fils Laitier aura toujours besoin de capter chaque distinction pour mieux se prouver qu'il est un individu singulier, marqué de relief, ou si enfin il rencontrera des gens en s'attachant naturellement à toutes les similitudes qui les lient. On vivrait alors le syndrome du code-barres : à première vue tous sont les mêmes, à pied d'égalité sur la base de treize piliers noirs, et c'est en y regardant de plus près qu'on remarque une unicité.
C'est vers cette harmonie que l'homme devrait tendre. Alors pourquoi cette perspective zébrée ne me faisait-elle pas rêver ?
Paradoxalement, notre mission du jour était pour une fois de constater les points communs entre Elaq et Biolophile : nos produits exclusifs qu'ils avaient piratés. Nous avons donc lentement traversé les allées de codes-barres. Sous la serre, je me laissais distancer par mes collègues... dans mon élément.
Les fleurs pullulent dans les allées, les appellations latines pervenchent les plantes mais tu lis peu. Dès lors qu'idées succèdent aux pensées succèdent aux soucis succèdent aux mourons et les tuent, les violettes épient et rosent l'iris et son col chic. Le pas volubile hisse tes prunelles au coeur des glycines mais l'empire mu, gai et mauve est noyé dans l'absinthe. La vigne et la lierre sentent orées et prairies. Le lotus et son frérot marin le nénuphar fument la tige et la vendent à l'oeil, et tu abordes la gueule-de-loup...
"- ... dans la gueule du loup ?
- Pardon ?
- Prêt à te jeter dans la gueule du loup ? répéta Banjo. On va un peu foutre le bordel chez nos concurrents sinon c'est pas drôle !"
Arraché à mes rêveries, je vis Banjo mélanger les étiquettes, intervertir les écriteaux, déplacer des pots de fleur, cacher le basilic en promotion. Grand gamin farceur, il jubilait, encouragé par Bénédicte qui relevait des tarifications pendant que l'électron libre butinait à l'envi, excité par le goût sucré de la petite bêtise.
Au détour des charmilles, nous sommes tombés sur un groupe d'enfants, le foulard bien mis. De petits scouts attendant sagement leur moniteur. La dizaine de gamins, en tailleur, avait au programme du jour "se débrouiller en forêt". Banjo se planta devant eux.
"- Bonjour les enfants, excusez-moi pour le retard, je finissais un petit jeu de piste... euh... pour des blaireaux. Mais me voilà ! Toujours prêts ?
- Toujours prêts ! fit le groupe beigeasse.
- Bien ! Alors aujourd'hui, la survie en forêt. Premier conseil : oubliez toutes ces conneries de petits cailloux semés pour retrouver votre chemin : il y en a un seul qui a réussi le coup il y a trois-cent ans et depuis on nous bassine avec ça. Donc, toujours avoir un portable sur soi, voilà mon conseil. Si vous vous perdez, Julie Lescaut vous localisera. Leçon numéro deux : avant de partir, quelques feuilles de papier toilette dans la poche. Vous me remercierez quand vous verrez les feuilles de hêtre comme seule autre alternative en cas de... enfin vous savez. Et pour peu que vous fassiez ça derrière un peuplier, ou pire, un sapin !"
Les scouts, outrés...
"- Leçon numéro trois : d'autres vous apprendront à fabriquer une boussole avec une épine, une écuelle et de l'eau, ce à quoi je vous renvoie à la leçon numéro un : si à dix ans vous n'avez pas d'application GPS sur votre smartphone c'est que vous avez raté votre vie. Bien. Bien... Je vois qu'on vous a préparé un petit tas de bois et de brindilles. Alors, comment faire du feu, vital en forêt ? C'est très simple : prenez un briquet... comme ça... on attend que la flamme se propage... on y est... et le tour est joué ! Voilà les enfants, c'est tout pour aujourd'hui !"
Abasourdi de gêne, je traversai la fumée blanche provoquée par mon collègue hilare. Je le suivis à l'intérieur où avant de rejoindre Béné nous croisâmes le sourire propret d'un jeune homme fiérot. Son air béat, bien calé sur les spirales régulières de son foulard, se plissait jusque dans son short beige ; pas sûr qu'il résisterait au saccage de son atelier.
"- C'est pas bien ce que tu as fait Benjamin ! Tu devrais avoir honte.
- Non, pas bien du tout. Mais la honte est un bien petit prix comparé au plaisir que ça me procure. Et c'est du développement durable : toute ma vie je reverrai la tête ahurie de ces mômes et quand j'aurai un coup de mou, je repenserai à ce moment !
- Cassons-nous avant qu'un castor junior te balance !"
Sortie sans achat ni trompettes. Satisfaction client : je n'avais trouvé chez Biolophile aucun nouveau produit négocié après que mon PC fut mis sous surveillance. A se demander si celui qui avait revendu mes idées n'était pas au courant du piège tendu dans les encablures de mon ordinateur.
Nos échanges de mails redevenaient si fréquents et fluides que j'avais l'impression de chatter avec Emma. Voire même de dialoguer de vive voix avec elle. Dans notre exclusif et cosy Salon des Petites Histoires. Notre complicité s'y gonflait de la sève printanière.
"- Alors, où étais-tu passé ce matin ?
- Aux mains de l'ennemi ! Chez Biolophile.
- Relevé de prix ?
- Oui, mais pas de relevé de buste : ils nous rattrapent en qualité et organisent des ateliers pour les enfants assez judicieux. Heureusement que Benjamin a fait son numéro et a salopé la session du jour ! Il s'est fait passer pour l'animateur et a semé des messages bien à lui aux petits scouts.
- J'imagine ! La bonne parole selon Banjo... En tout cas il est plutôt sain de faire face à une concurrence dynamique. C'est beaucoup plus stimulant que de se reposer sur un monopole confortable. Regarde Nadal, le pauvre s'ennuie sur le terrain...
- Oh, toi et ton Nadal ! Mais il est sûrement ravi de pouvoir se reposer sur ses lauriers, de n'avoir aucun concurrent sérieux. J'aimerais tellement... L'enfer c'est les autres !
- Tu sais, mon cher Felix, dit-elle en me tapotant la main, du moins en rêvais-je, que cette expression est complètement biaisée ?
- A ton tour de dispenser la bonne parole...
- Et bien quand Sartre a formulé cette phrase, il voulait dire qu'à trop donner d'importance au regard des autres, à trop craindre leur jugement, à ne voir que par leurs yeux, on se paralyse, on n'ose plus rien de peur d'être incompris, bref on se réfugie vers l'immobilisme, soit l'enfer...
- C'est donc ça !?
- En gros.
- Rien à voir avec le fait que j'ai envie d'étrangler mes comparses de bon matin ?
- Du tout !
- Mais c'est encore pire.
- Pourquoi ?
- Parce que je suis définitivement coincé en enfer...
- Tu souffres du regard des autres ?
- Tu n'as pas idée !
- Je ne te connaissais pas cette maladie. Mais reconnais que je fais tout pour ne pas te surcharger de mon regard ! ajouta-t-elle en clignant de l'oeil. Voilà donc pourquoi notre relation à distance te convient si bien !
- Oui mais toi c'est différent...
- Je tiens à te dire, me coupa-t-elle en se relevant sur son fauteuil Louis XV, que ce n'est pas un regret : j'adore notre relation !"
J'adore notre relation.
J'adore notre relation.
Une nouvelle phrase enchantait mes oreilles internes. Elle chantonne encore à l'heure tardive ou je rédige ce post, et efface simplement les mélodies complexes et troublantes que ma soirée avec Aude avaient inscrites avant cela.
J'adore notre relation.
Alors que j'éteignais mon ordinateur quelques minutes plus tard, Pasquier, encore vif à l'heure où les dossiers se referment, entra sur le plateau et me demanda si Eddy était déjà parti.
"- Il me semble."
J'en étais tout à fait sûr, mais je n'osais jamais rien affirmer de définitif à cet homme, laissant toujours une part de possible au cas où les aléas de la réalité, même les plus improbables, me donneraient tort et me feraient passer pour un idiot. En échange de quoi je passais pour un type qui n'était jamais sûr de rien, sur qui l'on aurait peur de s'appuyer, dénué de densité, de fiabilité.
Cependant, je repensai à la conclusion d'Emma et observai Philippe Pasquier depuis de nouvelles hauteurs. Lui écrivait-elle au même rythme que moi ? Non. Lui parlait-elle de Sartre ? Certainement pas. Adorait-elle sa relation avec lui ? J'en doutais...
Je le vis là, parmi les miettes laissées autour de la photocopieuse par Yoko qui, pour une enfant du numérique, consommait autant de papier que de ses pains au chocolat industriels (à se demander si elle ne confondait pas le distributeur et l'imprimante), un peu piteux. Pas si impeccable que dans son bureau glacé. Alors je me mis à le regarder sous un autre angle, et je listai nos points communs. Nous étions deux hommes pas si éloignés générationnellement, avions sans doute été élevés aux mêmes séries télé désuètes, avions donné nos premiers rendez-vous de potes sur la même place, peut-être même pris les mêmes bus avec les mêmes chauffeurs râleurs, étions allé décrocher un emploi stable et honnête, trouvions tous deux Emma craquante, et aucun de nous la possédait. Pas si différents. Pasquier ne faisait que tenter le bonheur, tout comme moi. Mais n'avais-je pas une longueur d'avance ?
Mon concurrent… qu’avait-il de moins que moi ?
"- En fait j'en suis sûr. Il est parti il y a dix minutes.
- Ah, merci. Je lui ferai une note."
Je sus à ce moment qu'Emma était la seule, avec ses mots si justes et son intuition d'amazone, à pouvoir me sortir de l'enfer selon Sartre.