Run-time

Publié le par Felix Laitier

 

Dans les oreilles : Arctic Monkeys "Dancing shoes"

 

Je tenais les jambes de Mag. Mes paumes compressaient rudement les allumettes de la blondinette. Il s'agissait qu'elle ne tombe pas. Le contact du denim sur mon derme m'irritait mais le fauteuil à roulettes était si peu stable qu'il fallait que j'assure. Le haut de ses cuisses moulées m'ourlait les paupières ; un réflexe prude me fit baisser les yeux. Je me concentrai donc sur un petit trou d'usure sur ses baskets grises sans style. Sur le côté du pied, la toile était effilochée et s'ouvrait de la taille d'un index. Instinctivement j'y mis un doigt un peu toqué. Regard bleu-jean de travers.

 

"- Tu me tiens, oui ? J'ai le vertige je te dis."

 

Eddie avait demandé à la plus jeune et la moins occupée d'entre nous ce matin de débarrasser et reclasser l'armoire du fond bourrée comme un foie, tâche repoussée depuis l'aménagement dans ces bureaux sept ans plus tôt. Avec un enthousiasme impeccablement dissimulé, elle s'était mise à exécution, ponctuant de soupirs poussifs ses transplantations soporifiques de paperasse.

A l'heure d'attaquer l'étagère la plus haute et encombrée, Mag était venue me souffler dans l'oreille (littéralement. Je n'ai pas encore compris si c'était de l'humour, de la discrétion, ou sa manière habituelle d'appeler les gens de dos). Je lâchai une réponse à Emma et me tournai vers la moue de Mag. Le fait qu'elle choisisse de me demander à moi de l'aide pour atteindre "le merdier, tout là-haut" me toucha. Je me rendis compte qu'elle n'avait pas vraiment de copains chez Elaq, et peut-être que notre stage en commun quelques mois plus tôt avait fait de moi ce qui s'approchait le plus d'un bon collègue.

 

J'avais besoin de ce genre de reconnaissance. Mon installation dans l'entreprise avait été malmenée la semaine précédente, un peu comme cette armoire qui se croyait intouchable et qu'on remettait en question. A l'image des premiers jours, je me sentais sur la sellette. En pleine réunion marketing, alors que j'avais le privilège d'être nourri des Cônnaissances de Pasquier et de Miranda, je rêvassais de la chasse au trésor d'Emma. Le code QR... Une idée indigène avait poussé. Vaniteux et opportuniste, je voulus briller devant mon péteux patron. Dès que la discussion put tendre une passerelle à ma proposition, je me lançai : "On pourrait mettre le flashcode au coeur de notre merchandising..."

Silence. Silence gêné. Pasquier avait fait deux pas vers son laptop relié au photoprojecteur, appuyé sur trois touches. Sur le mur de la salle de réunion s'était étalée une étiquette de plante Elaq lambda, de celles qu'on dispose dans chaque pot. Toutes ont déjà un code QR.

Silence. Silence gêné. Le sous-directeur m'avait souri. Ce salaud m'avait juste souri.

 

Depuis, le jeu favori de Barnabé était de me lancer des petites phrases du genre : "Felix, et si on vendait des arrosoirs ? Ce serait pas con dans un magasin de jardinage !" Et il éclatait de rire en concluant systématiquement par : "C'est pas méchant, hein, j'déconne..."

 

Avec son détachement morne, Mag me reposait. Je n'avais pas à craindre d'elle la moindre pique. Son investissement dans l'entreprise se résumait à relier les pauses clopes par de courtes tâches administratives. Et à passer des habits d'injustice feinte à toute mission extra-bureautique.

Je sortis de ma flatterie en réalisant qu'elle m'avait sûrement demandé de l'aide parce qu'il n'y avait pas grand monde dans l'open-space, ni Léo, plus proche de ses dix-neuf ans, ni Yoko, ni Vincent.

Banjo, quant à lui, revint du département communication avec des feuilles d'opération et quelques fiches sur les aquariums. Il s'assit sur le fauteuil instable, comme si les pieds serrés tremblants de Mag ne s'y trouvaient pas. Il couvrit aussitôt ses protestations :

 

"- A en croire ce petit carnet, 89% de la composition de l'eau d'aquarium, c'est de l'urine de poisson.

- Mais barre-toi ! gueula Mag. Tu vas me faire tomber ! Et puis d'abord, ça pisse, les poissons ?

- Tu crois peut-être qu'ils sortent se vider la vessie contre les arbres ? Que les mâles lèvent leur nageoire et pssss... ?

- T'es con.

- Et oui, quand les gens trempent leur bras dans un aquarium avec une épuisette, ils le plongent dans de la pisse de poisson. Seulement dans 16% d'eau.

- Mais ça, ça fait plus de 100%, remarquai-je pour souligner une approximation de plus de Banjo.

- Tu chipotes Merlin ? Tu recommences à chipoter ? Tu veux que je te donne les décimales de chaque molécule azotée qui constitue l'eau ? T'es jaloux de mes fiches ? Alors le rapport NH3/NH4+, ça donne..."

 

Je n'écoutai plus son déballage chiffré. Un mouvement vif avait lacéré l'espace. Je tournai la tête de l'autre côté de la salle.

Deux choses :

Une petite feuille tremblante qui pendait sous mon bureau ; insolente langue de papier tirée depuis mon tiroir. 

Anita, debout, plongée dans la lecture d'un document, la jupe volante emportée par les vents d'un corps en fuite.

 

"- ... alors je peux vous dire que je ne serrerai plus la paluche de Mario. Autant lui empoigner la bit...

- Ehhh ! Felix ! Me lâche pas, je t'ai dit ! Où tu vas ?"

 

 

 

 

 

A mon poste. Sombre intuition. Je dois en avoir le coeur net.

Je me cherche les pouls, maladroit. Rythme cardiaque : 63

C'est une étiquette qui dépasse de mon tiroir. Une tête de mort me sourit.

Le salaud me sourit.

Encore collant sur son verso récemment détaché d'un flacon, le papier glacé s'orne de sept lettres noires : ARSENIC. Je retourne la chose encore bombée par la forme de sa bouteille d'origine. Les menaces sont de retour. Les plaintes de Mag... ouatées. Les blablas de Banjo... bipés. Ecrit à la main sur les résidus de colle : SANTE !

Je lis dans la tête ironique de l'intriguant : tout ce que tu ingéreras ici à Elaq pourra être empoisonné. Tu vas mourir.

 

Poursuite ! Rythme cardiaque : 78

A mon tour j'aspire la jupe de la pauvre secrétaire qui me regarde comme si j'étais un benêt, avec un mélange de pitié et d'agacement. Elle sort de chez le coiffeur et ses boucles ont beau être brune, en la voyant sortir de ses sept secondes de réflexion et retenir sa jupe, je pense à Marilyn allumant le métro.

Mais surtout, je ne veux pas rater le wagon et me lance sans réfléchir à la poursuite de celui qui vient de quitter précipitamment notre espace de travail. Je vais enfin savoir qui est à l'origine des menaces. Peut-être pas intervenir, mais au moins voir son visage.

 

J'arrive dans le hall principal. Le bruit métallique des portes de l'ascenseur me fait grincer l'espoir. Le fuyard est déjà rentré. Je ne vois qu'une infime partie de son corps : une chaussure. Mais pas n'importe laquelle. Une Converse jaune : la One Star Low Profile, modèle original de 1974. Je suis un expert en Converse, il y a un placard à baskets dans ma tête. Or, la première information qui tombe est que celui qui me menace a du style.

 

Hors de question que je me contente de si peu. Apache épris de verticalité, je plaque l'oreille contre les portes d'acier. J'entends le train de la cabine monter. Plus le temps pour autre chose : les escaliers... la rampe... les marches... adrénaline... le souffle court... 

 

Les cuisses en bronze ! Rythme cardiaque : 91 

J'arrive au troisième les jambes coupées. Déjà. Par l'excitation. Mon sang, mon sang ne fait plus le trajet qu'entre mon coeur et mon cerveau.

La zone m'est quasiment inconnue : avant ça je ne l'ai vue que cadre dans le cadre, du point de vue de la cage d'ascenseur. Les murs beiges se dévident jusqu'à un distributeur où deux figurants en blouse coupe NASA se morfondent à voix basse au-dessus de cafés sans fumée. Bottines et mocassins. Ma respiration, une tempête. Le reste n'est que silence.

C'est au dernier étage que ça se passe !

 

Les escali... la ramp... les march... adrénal... le souffle coup...  

 

Poumons en braise ! Rythme cardiaque : 116 

Au fond du hall un type s'installe derrière une photocopieuse. Les cernes lui bouffent le visage davantage encore que les ombres du néon capricieux au-dessus de nous. Ma course cascade, saccade, stroboscopique. Le bruit archaïque de la photocopieuse ne couvre pas mes expirations de fumeur. Les yeux de l'homme, grottes étroites, restent concernés par ce print. Comment peut-il ne pas capter mon sprint ? Néon éteint. Je me jette sur la machine, poignets pliés, douloureux. Sursaut zombie, il recule de trois pas les bras en l'air, derrière un effroi guttural presque féminin. Une photocopie d'ordonnance médicale - striée du bout de mes doigts - sort et échoue sur ses chaussures. Néon éclairé. Du cuir, pas des Converse.

 

Je repars sous ses brimades exagérément viriles ; je le laisse à sa reconquête d'amour propre. Et je cours... Autour de ma rage punk s'accrétent de lointains noyaux de scrupules. J'ignore alors que je vais bientôt brûler dans les feux d'une honte paroxystique.

 

Un second grand couloir croise le principal. Soixante mètres à ciel ouvert bordés par une dizaine de bureaux de petites entreprises. Virage à angle gauche, sur un seul pied. Un bruit tout proche, peut-être mon homme.

 

Un monstre d'acier se jette sur moi, carapace élancée. La péniche roulante, suppôt d'arrogance, s'enfonce dans mon espace vital. Je me jette par dessus cette cabine fuselée et m'écris :

 

"- 'culé !"

 

Je me rattrape sur le ventre ! Rythme cardiaque : 130

Crissement crasse, les freins croassent. L'improbable vélo couché s'est immobilisé. Mais pourquoi fait-on rouler ici une telle bécane... et surtout quel est l'intérêt de ce sport à dormir debout ? Pimenter le cyclisme avec du crash-test ?

Un grand machin tout tatoué me regarde, allongé, l'air mauvais :

 

"- Qu'est-ce t'as dit, face de mucus ?"

Je lui réponds de rester poli.

"- Restez poli !"

Il me demande s'il n'y aurait pas un malentendu.

"- Tu te fous de moi ?"

Je lui dis qu'il pourrait plutôt se plier à l'exercice des excuses.

"- Feriez mieux de vous excuser."

Il me présente ses regrets.

"- Je vais t'en foutre des excuses moi !"

 

Il se détache de son vélorizontal et je note que ses chaussures ne sont pas jaunes. Je m'enfuis, je m'enfuis sans comprendre ce que cet engin fait là. Peut-être qu'une des start-up qui occupent cet étage revend des cycles, mais là je n'ai pas le temps de vérifier. 

 

"- C'est ça, cours, tapette !"

 

Sans perdre d'élan, je longe les portes.

Les joues en feu ! Rythme cardiaque : 142

Au loin, quelques fumeuses regardent la scène en riant, mais je m'en moque. Je sais que celui qui me harcèle depuis mon arrivée à Elaq se trouve à cet étage. A droite, j'ai cru voir la porte d'une réserve bouger. Un courant d'air ? Peu probable... Je mise sur l'homme aux Converse jaunes réfugié là, m'ayant repéré pendant ma chute par-dessus le vélo. Comme un flic devant les chiottes d'une mauvaise série B, je me prépare à défoncer la porte du talon. La raison me ravise et je me contente d'entrer.

 

Le local est très sombre bien qu'une lueur s'éclate en grappes. L'éclairage du spot blafard, absorbé, gobé par une blobitecture de bubble-gum, boude. Tandis que mes pupilles font le point, une odeur de caoutchouc me catche le pif. Je déambule dans un océan de ballons. Couleurs Haribo, de ruche inspirées, les baudruches butinent la lumière. La pièce en est remplie, à saturation. Mon souffle opacifie par la buée le plastique englobant ma tête. Mes yeux se cognent contre mille bulles d'hélium. Je dois lutter contre une sensation de noyade et nager au bout du cagibi où j'entends brasser le fugitif.

 

Fier mongol je me jette dans les globules d'air qui grincent. Les masses couinent, un ballon claque et moi je crie : "ha !". Mon air téméraire se fige. Devant moi une jeune femme chevaline hurle. Si les murs ont des oreilles, leurs tympans se fêlent. Elle lâche tout ce qu'elle tient : un feutre, une pompe de gonflage, un ballon sur lequel est écrit "Joyeux 50 ans CHICO !". Si elle n'arrête pas bientôt de gueuler, le caoutchouc va éclater.

D'un coup de pied j'écarte les obstacles flottants et regarde ses chaussures. Converse. L'ampoule crache un jet de lumière. Converse roses. Mon obsession intempestive se prend une gifle. Ma joue droite aussi.

 

"- Laissez-moi ! Qu'est-ce que vous faites là ?

- Pa... pardon. Je vous ai prise pour un type qui...

- Mais dégage !"

 

Je vous parlais d'un sommet de honte ? Vous me croyez arrivé à destination ? Et bien c'est pour plus tard.

 

Echappé de ce biotope pelliculaire, au beau milieu du couloir en plein air, je me rends à l'évidence : j'ai perdu la trace de mon homme. Il reste une petite chance. J'ai pu me tromper en écoutant l'ascenseur. Peut-être descendait-il. Je file en bas, toujours à pied pour ne rien manquer. 

 

Pathétique athlète... Rythme cardiaque : 177

 

J'évite le regard de la réceptionniste, celui de Miranda et Xavier en train de fumer. Dehors je ne trouve pas plus d'indice. Vincent va m'en vouloir de passer si près du but... J'éponge mes regrets.

Au milieu de la rue, le tatoué en vélo couché est déjà là. Il s'éloigne sur le dos et sa méprisante position de confort me crispe.

 

Dans l'ascenseur un homme me retient les portes et je remonte avec lui. Crinière camarguaise, bagouses gitanes, bagou des chaines autour du cou, il me regarde reprendre mon souffle avec amusement.

 

"- Moi j'ai arrêté il y a cinq ans. Le docteur m'a dit que j'allais crever si je tournais encore à un paquet par jour.

- Je vais plutôt arrêter de courir : ça me tuera bien avant."

 

Les portes s'ouvrent sur le dernier étage. J'ai oublié d'appuyer sur le bouton 2. Comme le camarguais me déverse ses leçons de vies, je descends avec lui, hagard, pour ne pas l'interrompre. Mais quelqu'un s'en charge à ma place. La fille du cagibi :

 

"- C'est lui ! C'est lui le blaireau qui a tout gâché ! C'est lui qui a libéré les ballons."

 

Une dizaine d'employés de l'entreprise voisine nous regarde depuis l'entrée du couloir à ciel ouvert. Un mélange de peur, de dégoût et d'incompréhension s'évente dans leurs visages. J'ai l'impression d'être un terroriste. Derrière eux, en silence, quelques insoumis sphériques s'envolent encore depuis la porte du réduit que j'avais laissée grande ouverte. Des ombres violettes et jaunes se meuvent sous leurs pieds. Les ballons s'égrènent au-dessus d'eux, comme un arc-en-ciel rompant les rangs. Un vieil homme aux mains noires a attrapé l'un d'entre eux et le tient contre sa poitrine :

 

"- Et en plus il a ramené Chico ce couillon ! Eh ben merci ! Tu as foutu en l'air la surprise !"

 

Fin de la teuf ! Rythme cardiaque : 199

Avant que le camarguais ne comprenne, je m'éclipse par les escaliers. Je découvre un passage qui mène à des échelons.

 

 

 

 

Sur le toit, je me suis assis contre une cheminée. Là j'avais atteint le sommet de la honte. Tout autour de moi se disséminait la surprise du chef ; jaune, rouge, bleu... Les ballons voguaient, voguaient, suivis de mes espoirs déserteurs. Couronne imméritée dont les joyaux bariolés s'effaçaient à jamais.

Un aveuglant soleil blanc essaya de brûler les dernières couches de brumes, en vain.

 

Au bord du vide, je repensai à cette étiquette d'arsenic. Une idée commença à m'empoisonner la vie. Et si Mag m'avait réclamé de l'aide dans le seul but de détourner mon attention pendant qu'un autre encastrait le billet hostile minimal ?

 

Cinq étages plus bas, une ombrelle tournoyait, pale et délicieuse. Il ne pleuvait pas et je trouvai pourtant exquise cette prudence élégante. Emma.

 

Mon coeur s'emplâtre ! Rythme cardiaque : 234

 

Elle allait déjeuner. Derrière l'ombrelle une silhouette bien taillée apparut... le sous-directeur. Il lui proposa de l'accompagner, tout sourire. 

 

Philippe Pasquier contre-attaque ! Crise cardiaque   

 

 

 

 

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