Apéro de boîte

Publié le par Felix Laitier

Dans les oreilles : Mayra Andrade "Dispidida"

 

 

Bienfaiteur apéritif...

Cornélia a fêté ses 35 ans et invité les employés à boire un verre sur le plateau commercial, centre névralgique d'Elaq. Après m'être fait plaquer au sol par la réalité chez Pasquier, j'avais bien besoin cette semaine de rincer ma bouche encore crépie de la poussière du dépit.

 

Surtout, j'espérais y voir Emma. Mon objectif était de l'entendre parler. Je ne connaissais quasiment pas le timbre de sa voix. Avait-elle un accent ? Peut-être zozotait-elle... Je voulais avant toute chose l'écouter dérouler une conversation. Une partie de moi, consciente que je n'avais aucune chance avec elle - surtout depuis qu'elle m'a cru voir jouer avec mes crottes de nez - espérait découvrir une fille sans esprit ni conversation, dont le seul rebondissement oral serait un "c'est clair" vide de sens. L'autre partie, évidemment, n'avait pas envie d'être déçue et voulait voir rempli ce calice de beauté d'une finesse idoine.

 

Une trentaine de collègues se massaient autour d'une table festive. Le punch éclairait les verres, guirlande de guinguette orange. Petites rondes de beignets aloko, bouchées coupées-décalées de poulet braisé, déhanchés de brochettes, la dégustation ivoirienne roulait autour de nous. Vive euphorie rehaussée par les sauces colorées dont les épices faisaient rougir les femmes et gagner en prestance aux hommes qui y noyaient leurs mets pour prouver leur résistance au feu buccal. Il faudra qu'un jour une femme me dise si une seule d'entre elles est sensible à une si pathétique démonstration.

 

Souvent, les conversations commençaient par ceci : un court "mmh..." la bouche pleine, suivi d'un petit silence pendant lequel on avalait sa bouchée, les sourcils affairés. Petite astuce utilisée par tout à chacun pour se donner un peu de consistance, un peu de temps pour finaliser la phrase dans sa tête une fois certain d'avoir obtenu l'attention. On est toujours à même de se taire si le "mmh..." n'a pas été pris en compte et de recommencer l'opération.

 

Le plus louable, lors d'une telle configuration, est qu'on a toujours les mains ou la bouche occupées par un verre ou une chips. Chaque membre, chaque organe a un but si bien défini qu'on élude les faux-pas, les bras ballants, l'index crochu qui se gratte le crâne ; on évite que les nerfs trimballent trop de pensées. Entre le "mmh..." et le verre de punch, vous avez tout en main pour présenter une attitude. Je pense d'ailleurs que l'analyse chimique d'un verre d'alcool révélerait systématiquement quelques grammes d'aplomb.

 

Se sortir de la loose est un travail de tous les instants : repérer les plats qui sortent du four pour ne pas se cramer le palais dans un grand crachat chagrin ; s'essuyer le tour des lèvres sur une région de huit centimètres de diamètres après chaque bouchée afin d'éradiquer les miettes sournoises ; se dispenser des brochettes qui immanquablement entraineront des gestes brutaux - laisser cela aux Barnabé de ce monde qui eux retirent le pic sans le moindre à-coup.

 

Banjo ne se posait pas tant de questions et trempait ses doigts luisants dans tout ce qui s'ingérait. Pour une fois sa mèche n'était pas la partie la plus grasse de son anatomie. Lui se frottait à une brochette de filles sans embarras.

 

"- Dites-moi sérieusement les filles, est-ce qu'une seule femme sur Terre est sensible à la pathétique démonstration d'un homme qui se tartine la gueule de piment pour marquer son territoire ?"

 

Il lisait dans mes pensées ou quoi ?

Je le trouvais étonnamment à l'aise avec ce trio de filles auquel je ne souhaitais pas me confronter. Non pas que la petite brune et les deux métisses étaient repoussantes. Mais je souhaitais rester en retrait. A l'affût d'Emma.

 

Reflet de soleil noir.

Le sourire haut, le dialogue enlevé, elle arrivait dans ma direction aux côtés de Le Guen qui buvait ses paroles, buvait directement à la ressource humaine. Je craignais que son regard bohème ne contienne des guinches de dégoût. D'abord il y eut surtout une valse d'indifférence. A deux pas à ma gauche, un pas à ma droite, Emma picorait dans les spécialités de Cornélia. Mouvement en 3/4, nous voilà face à face.

Pas d'accent, pas de zozotement.

 

"- Ce n'est pas trop fort ?

- Vous voulez que je dise à Cornélia de baisser la musique ?

- Ah non, je parlais du punch. Et au fait, on se tutoie tous ici.

- Ah excusez-moi, j'avais pas compris. Non, le punch n'est pas trop fort.

- Oh, alors j'en veux pas !"

 

Elle rit.

Je ris aussi.

Elle avait de l'esprit.

Bon, moi... Déjà sec de la répartie !

Heureusement elle reprit :

 

"- Mis à part ça, Cornélia a sorti le grand jeu !

- C'est clair."

 

On peut la refaire ? Séquence une, prise deux... Tu nous la fait moins creux.

 

"- C'est clair, répétai-je. Ca donne envie de partir en voyage.

- Déjà ? Mais tu viens de commencer le boulot, non ?

- Ca fait un mois, oui.

- Et tu partirais où en voyage, dans l'idéal ?

- Il y a plein de pays lointains qui m'attirent !... L'Espagne ?

- Ah... (elle se servit du cocktail). Et tu te plais à Elaq ?

- Oui, c'était un peu mon rêve d'y rentrer...

- C'était ? Ca ne l'est plus ? plaisanta-t-elle.

- ... Si ! Si, toujours !"

 

En arrière-plan, le casque cannelle de Philippe Pasquier remuait aux explications de Xavier. Développer des applications, appliquer des développements...

 

"- Tu t'occupes du Végétal, c'est ça ?

- Je suis sur les nouveaux marchés.

-  Ah mais oui ! Super intéressant !

 

Nous allions être interrompus par Le Guen qui s'approchait pour me la subtiliser, et c'était ma dernière chance d'extraire une phrase de la tiédeur de mes propos. Jeté d'humour !

 

"- Tu parles de moi ou de mon job ?"

 

Elle fut indulgente face à cette réplique au rabais et m'offrit un sourire muet. Puis Le Guen - le gong - la sauva de mon insipide conversation en lui tapant sur l'épaule.

 

Tête-à-tête avec mon gobelet vide. Vide...

 

"- Merlin ! Merlin, viens remplir ton verre !"

 

Banjo me sortit de l'inertie. Je contournai le cercle de déchets autour de Yoko et rejoignis son petit groupe. Face à ces filles banales qui ne me bouleversaient pas, je sus remettre un peu de piquant dans mes mots, un peu de sens dans mes dialogues.

Emma absorbait ma fantaisie jusqu'à la dernière goutte. L'angoisse d'avoir à lui reparler me compressa la gorge ; afin de me soulager, je penchai pour le punch du punch. 

 

Vers midi et quelques descentes, je remontai le pont du plateau soulevé par les vagues. Je m'assis sur un siège qui n'était pas le mien, me relevai et retrouvai ma place. Ma table penchait sur la droite. Ou bien était-ce mon cou ? J'étais gauche, renversai mes trombones.

Je crus m'être une fois de plus trompé de bureau, ne reconnaissant pas mon écran de veille. Le cycas l'attestait pourtant : c'était ma place.

Sur mon écran défilait une phrase rouge : N'OUBLIE PAS LE MESSAGE SOUS LA PLANTE...

 

 

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F
<br /> Arf... Bien rendue la situation de merde Face à Olympia... Je l'ai vécue plus que lue...<br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Entre losers...<br /> <br /> <br /> <br />