Slash

Publié le par Felix Laitier

Dans les oreilles : Elliott Smith "New disaster"

 

Une main sur l'épaule. Un mouvement de nuque. Eddy m'invitait à le suivre dans son bureau. Depuis l'attaque du sanglier, l'impact sur la baie vitrée avait eu raison du verre fêlé dont on avait retiré un triangle au niveau de son renfort - Marie avait peur que la vitre rompe lors d'un de ses passages. Machinalement j'y passai une main furtive en rentrant, comme un besoin persistant de m'assurer que je n'avais pas rêvé quelques matins plus tôt.

 

Les effluves marins d'Acqua di Giò couvraient par intermittence une rassurante odeur de journaux. Le directeur commercial me fit assoir et rassembla quelques dossiers éparpillés ; projection physique de son activité mentale. Son rangement devait être trop approximatif et il commença ainsi :

 

"- Tu ne crois pas que mon armoire serait mieux derrière moi ?

- Je sais pas... Elle était à ta gauche avant ?

- Oui, je l'avais mise à gauche parce que dans le coin j'en avais marre.

- Personnellement je la mettrais dans le coin droit. Un peu plus loin pour avoir de l'espace et m'obliger à bouger.

- Bonne idée ! Tu as raison ! Excellent ! C'est ça que je vais faire ! Bien vu ! Coin droit !"

 

L'enthousiasme exubérant, il se leva devant l'armoire débordante, repoussa une pile menaçant de confier son reclassement aux hasards de la pesanteur, et je crus qu'il allait m'enrôler pour un déménagement immédiat. Non, il se contenta de faire une tape amicale sur l'armoire, fidèle compagne, et rejoignit son fauteuil. Son comportement fuyant me rendit fiévreux. Je tripotai tout ce que je trouvais sur son bureau, stylos, craies, élastiques. Eddy avait une chose désagréable à me dire. Il tournait autour du pot. Et moi autour du trou dans la vitre... tout le monde pourrait profiter de mon recadrage, mon blâme ou mon renvoi.

 

"- Bon, Felix. Tu vas être déçu... J'ai une mauvaise nouvelle...

- Je vais devoir t'aider à déplacer l'armoire ?"

 

Quel idiot de laisser sans surveillance ma langue et son humour vaseux ! Comme si le suspense n'était pas assez long... Il rit, un peu plus que de raison.

 

"- Non Felix, tu ne vas pas prendre l'armoire, tu vas prendre la porte."

 

Quel idiot de laisser sans surveillance mes peurs intimes qui me faisaient imaginer le pire ! Je faillis manquer la reprise d'Eddy.

 

"- Non Felix, c'est quand même moins grave qu'un déplacement de meuble, plaisanta-t-il... Bon, de toute façon je pense que tu as déjà compris. Il s'agit d'Apple. Ils ont répondu. Par la négative. Le projet iSeed tombe à l'eau.

- Ah... Fin du rêve..."

 

Le 4 mai ! J'avais complètement oublié que c'était la date fixée pour leur réponse.

 

"- Je sais que cette association te tenait à coeur Felix. Mais c'était sans doute un peu trop gros pour Elaq.

- Oui, c'est qu'une semi-surprise...

- C'est vrai que leurs compliments ne risquaient pas de nous faire prendre la grosse tête."

 

Avant d'être embauché ici, je répondais à des offres d'emploi ambitieuses par dépit ou par obligation, pour lesquelles je redoutais une convocation à un entretien, tant le poste me rebutait. Collaborateur audit industries. Gestionnaire de la fiscalité patrimoniale. Assistant proctologue. Lorsqu'un courrier m'annonçait que ma candidature était écartée, ô délivrance, je soufflais.

 

"- ... fffffff...

- Oui, je sais, tu es déçu ; tu espérais quand même."

 

Tir groupé de soulagement. Je n'étais ni blâmé, ni viré. Et je n'aurais pas à décupler mes heures de travail pour un projet que je percevais comme un enlèvement parental. On allait pouvoir développer tranquillement notre produit, à notre rythme, à notre taille. Tant pis pour l'ambition. Tant pis pour la hype.

 

"- J'essayais la méthode Coué, dis-je. En y pensant tout le temps, en espérant sans cesse, j'avais fini par y croire.

- Alors ça vaut ce que ça vaut, mais il reste un espoir minime. A prendre avec des pincettes. Ils n'ont pas claqué la porte. Leur terme exact est... laisse-moi retrouver... non c'est pas ça... là ? Non... Ah voilà ! "En veille" ! Le projet est en veille.

- A la vitesse à laquelle file Apple, je doute qu'ils s'intéressent longtemps à ce qui dort...

- Avec des pincettes. Comme je te le disais. Cependant... cependant, je vais monter en épingle cette porte entrouverte auprès de Philippe."

 

Clin d'oeil.

Baisse d'un ton.

 

"- Même si je n'y crois pas, ça passera mieux si je lui donne la sensation d'un report plutôt que d'un refus. Capito ?

- C'est très clair."

 

Il appuya pourtant son message quinze minutes durant. Puis quinze minutes encore lui furent nécessaires pour me remercier de mon investissement sur ce dossier. Quinze autres pour me fixer les nouveaux objectifs sur l'iSeed redevenu Biocap. La concision selon Eddy.

 

/

 

Quand je ressortis, le coeur poids-plume, la première chose que je vis fut Barnabé tenant la main d'Emma, comme pour lui passer une bague. Il la touchait. La plume s'envola.

L'air hilare de l'acheteur dégageait une fierté de converser avec une belle fille si bien qu'Emma se sentait obligée d'écouter ses inepties.

 

"- ... Ah mais oui ! Il faut changer ! Le changement c'est maintenant qu'il dit ! Ahahah ! La dernière fois c'était Emma-cruelle. Mais là tu as mis la tartine ! C'est Emma-truelle ! Il y avait des promotions au rayon maquillage ? T'as un rendez-vous ?..."

 

Je n'entravais que dalle à ses pantalonnades décousues. Ses remarques et ses questions grossières atteignaient Emma qui, gênée, n'osait trop rien dire derrière son fard à joue, il est vrai un peu plus forcé que d'habitude. Elle gloussa confusément et pour la première fois je la trouvai un rien disgracieuse. Je ne sais pas si ce fut ça ou la vague de jalousie à l'évocation d'un rendez-vous qui me fit fuir, mais ce spectacle écoeurant ne pouvait de toute façon que m'expédier au rez-de-chaussée pour fumer quelques paquets de cigarettes.

 

 

 

 

 

 

A peine la rampe d'escalier lâchée, je m'en voulus un peu de ne pas être venu en aide à Emma. J'aurais pu intervenir, ou au moins partager un regard complice. Pris au dépourvu, handicapé de la réactivité, cela ne me venait à l'idée qu'à présent que j'étais dehors. Mais il y avait eu ce gloussement déplacé...

 

Piaillement dans ma tête. Je passe à côté de l'essentiel... Le battement d'aile d'un colibri peut-il  provoquer un ouragan ?

 

Je fis craquer mon briquet en espérant qu'elle ne me reprocherait pas ma lâcheté. Mon épiderme avait été atteint alors que c'était sa main à elle que Barnabé serrait dans ses grosses pognes couleur gluten. C'était trop d'un coup, trop de premières fois. Premier arrêt sur le plateau commercial qu'elle ne faisait habituellement que traverser. Premier contact peau contre peau avec quelqu'un. Première démonstration d'une complicité avec d'autres acheteurs que moi, quand bien même serait-elle incomparable. Premier gloss vu guère plus rouge. Premier gloussement.

 

La cigarette ne prenait pas.

 

Premier cap passé. Pas celui de la désillusion. Mais comme si ma fascination pour Emma, entamée par le concret, était descendue d'un cran. Une petite marche, pas haute. Pas dans le bon sens cependant. J'avais peut-être trop longtemps laissé traîner ma conquête évanescente. Traîner au sol. Telle une robe de mariée bien trop longue. Est-ce que je subissais une usure du quotidien avant même d'avoir une vie de couple ? La sensation m'irritait. Et cette clope dégueulasse qui refusait de s'allumer !

 

Je m'usai le pouce sur le briquet. Au moins étais-je seul. Aucun regard pour juger mon geste maladroit certainement dû à cette collision soulagement/exaspération.

 

"- C'est ininflammable, affirma une voix."

 

Suffisait de demander... La porte d'entrée venait de s'ouvrir sur l'informaticien qui avait placé mon PC sous surveillance. Je ne savais pas son nom et n'osais plus lui demander depuis le temps qu'on se croisait. Pour moi tous les geeks de ce service s'appelaient untel ou untel core. Mais avec son sweat-shirt à capuche World of Warcraft, je l'imaginais bien jouer en ligne sous un pseudo du genre Luke Skypehacker. Il finit d'essuyer ses lunettes devenues cultes depuis le 8 décembre 1980. Toujours pleines de traces. Il roula avec plus de soin un appétissant tabac brun.

 

"- Quoi ?

- La craie. C'est ininflammable."

 

Ca expliquait ce sale goût dans la bouche. J'essayais de fumer une craie du tableau d'Eddy.

 

"- Ah non mais... c'est une technique pour arrêter. Une craie dans la bouche, pour satisfaire la gestuelle.

- Et ça marche ?

- Super bien !

- Tu devrais essayer la cigarette électronique, mon beau-frère tire dessus. D'après lui c'est efficace.

- Mais la craie ça revient moins cher ; en période de crise...

- Pas faux."

 

Pas faux ? Stupide oui ! Maintenant je ne pouvais plus me griller devant lui cette clope qui m'appelait jusque dans mes glandes parotides. Je cessai de tirer sur le bâtonnet comme un âne et le rangeai dans ma poche, sous mes Camel. 

 

"- Autre avantage : pas besoin de cendrier."

 

Skypehacker parut de plus en plus sceptique. Changer de sujet ! Vite !

 

"- Et au fait, l'observation de mon PC a donné quelque chose ? Tu as remarqué des trucs... anormaux ?

- A part tes échanges de mails ?

- ...

- Fais pas cette tête, je déconne ! Mais je vois que j'ai mis dans le mille !

- Non, quelques mails persos... Comme tout le monde... non ?

- Déontologiquement, je n'ai pas le droit de regarder ton courrier. C'est confidentiel. Techniquement, je pourrais prendre ce droit. Mais humainement je m'en fous : pour lire des messages de ta gonz' qui t'appellera chouchou et te rappellera d'acheter des oeufs bios au Casino ou de payer l'abonnement Canal, je préfère jouer aux Sims. En tout cas pour le reste, j'ai encore rien vu de suspect sur ton ordinateur."

 

Il me fit un petit signe de m'essuyer. J'enlevai la poudre blanche sur mes lèvres laissée par la craie. Je revis la bouche écarlate d'Emma. Puis une grande trace rouge oblique lui barrant le visage ; démaquillée par une gifle velue. Mauvais rêve éveillé.

 

"- Mais toi Felix, tu as une idée de ce qui se passe ? J'ai pas toutes les infos. Est-ce que la surveillance de ton PC a un rapport avec l'intrusion, le sanglier, l'alarme et tout ça ?

- Non, ça n'a rien à voir !... Enfin je crois pas. On te fait surveiller mon poste parce que la concurrence semble avoir piqué quelques-unes de mes idées de commercialisation. On n'a aucune idée de comment on s'est fait court-circuiter. Donc peut-être la voie informatique. Mais le sanglier, c'est une autre histoire.

- A moins que ce soient les concurrents qui l'aient fait monter.

- Pour quelle raison ils auraient fait ça ?

- Nous faire chier ? Ou plutôt chier sur notre moquette. A moins que ce soit toi. T'es un agent double ? Oh, fais pas cette tête, je déconne. De toute façon on va finir par savoir ce qui se passe grâce aux codes de l'alarme. Attends que le plaisantin refasse un coup...

- Comment ça ?

- On a tendu un piège.

- Caméras ?

- Trop cher. Tu l'as dit, c'est la crise.

- Une tapette géante ?

- Ce serait que de moi, oui ! plaisanta-t-il. Mais tu sais, il faut pas prendre Philippe pour un con.

- Philippe ?

- Morris !

- Parle pas de clope, je t'en prie.

- Mais Philippe Pasquier, tiens, évidemment ! C'est pas la moitié d'un con.

- Ca non, pas la moitié...

- Il a mis en place un système de surveillance croisée depuis un moment déjà ! Depuis le jour où toutes les prises ont été arrachées dans vos bureaux.

- Je croyais qu'il avait complètement balayé cet épisode.

- Bien sûr que non. Philippe est brillant.

- Tu te remets à parler de clope, rassure-moi...

- Mais non ! Ce type est excellent. Il est intelligent, visionnaire "

 

Visionnaire ? Si Pasquier gérait ce dialogue, il s'arrêterait ici, au milieu de nulle part. En plein présent. Sans suite.

 

"- Et puis dans tous les domaines il excelle ! Si tu lui parles réseau intr... 01110100010101110 au badminton.

- Pardon ? J'ai pas compris.

- Je dis qu'en plus il smashe comme un dieu au badminton. J'ai jamais réussi à lui prendre plus de six points.

- Ah d'accord. Mais alors c'est quoi son système de surveillance croisée ?

- Une idée géniale. Il m'a demandé de rebooter le système d'alarme avec plusieurs codes d'accès secondaires reprogrammés sans restriction, standardisés. Un code par service. Quand, après le sabotage des câblages, il a signalé à chacun qu'on avait changé de code par sécurité, il en a donné un différent à chaque responsable de service.

- Il y a plusieurs codes qui ouvrent la porte d'Elaq ?

- Exactement. Mais ça, personne ne le sait. Garde ça pour toi.

- Pourquoi tu me fais confiance ?

- Si c'était toi le saboteur, tu t'arrangerais pour ne pas être toujours en plein milieu des embrouilles.

- La malchance a ses avantages... Et donc les employés sont tous surveillés par Pasquier ?

- Tous les départements pour être précis. Les chefs de service ont le droit de confier le code à leurs subalternes. Mais l'étau se resserre. Avec le sanglier, il y a eu un nouveau mouvement. J'ai enregistré les codes d'alarme qui ont été tapés. Celui des commerciaux, par tes soins, vers six heures. Et l’autre à quatre heures et demie du matin. Et maintenant on sait de quel service provient celui qui a fait rentrer cette bestiole. 

- Et alors, ça correspondait à quel secteur ?

- D'après toi ?

- Commercial ?

- Raté. Comptabilité."

 

Comptabilité... Le bureau d'Emma.

Bouche bée.

 

"- Donc, reprit Skypehacker, on va finir par coincer le plaisantin. On va resserrer le filet avec la même technique. Plusieurs codes vont circuler chez les comptables. Philippe est bien remonté. Il les a tous à l'oeil.

- Il ne leur fait pas confiance ?

- Pas vraiment. Je le crois même capable d'employer les grands moyens si ça n'avance pas assez vite, et de faire le ménage en virant toute l'équipe. Pas d'un coup bien sûr, mais en deux ou trois coups de balai.

- Coups de ba...

- Oh mais avant d'en arriver là on va croiser les algorithmes, retrancher les conjectures et reparamétr... 0110010100000101111010100101001001010100000001011111011101010001100100010111101

 

Plus la moindre idée de ce qu'il me racontait. Jargon geek.

Ainsi l'emploi d'Emma était-il menacé ? Vue la façon dont Pasquier épousait ses fesses je doutais qu'il la vire dans de telles circonstances. La simple idée qu'elle puisse disparaître de l'équation de mon quotidien suffit cependant à me couper le souffle. Je m'asphyxiais et n'entendais toujours rien au baratin de l'informaticien.

 

Avec ses histoires d'alarme, il avait foré un autre trou dans mes idées. Acide geyser que cette pensée : et si Emma était vraiment responsable ? Et si elle faisait rentrer des bêtes sauvages pour perturber l'entreprise ? Et si elle était juste cinglée ? L'équivalent d'une kleptomane pour le vandalisme ?

Ce jet abject crachait des matières de plus en plus infâmes du fin fond granuleux de mes cogitations. Et s'il y avait vraiment un lien entre ces sabotages et mes projets volés ? Et si ma chère correspondante jouait un double rôle, travaillait pour la concurrence et m'espionnait ? Et si c'était tout ce qui la motivait dans nos échanges ? Des grumeaux d'idées purpurines... J'avais momentanément fait l'hypothèse que le sanglier était là pour moi - contre moi. Pourrait-on même imaginer que les menaces de mort à mon égard venaient de la comptabilité ? De la belle ibérique ? A partir de cet instant, pour moi le doute aurait toujours le goût de la craie.

 

"- 0001101101010000... Tu crois pas ?

- Si ! Si si !

- Fais pas cette tête ! C'est pas un terroriste qu'on cherche ; juste un fouteur de merde. En étant méthodique, on va vite trouver qui. Et il sera pas prêt de retrouver un boulot !

- Ou "elle"...

- Ou "elle" ! A la rue !"

 

Cela le fit éclater de rire, comme s'il venait d'exploser un troll, comme s'il venait d'être lobé par Pasquier. Mes états d'âme subirent une nouvelle révulsion. Une révolution. Emma était en danger. Coupable ou non, elle risquait sa place, son avenir. Je rejetai l'idée qu'elle me voulait du mal. Je devais la protéger.

Ma fascination venait de remonter d'un cran.

 

  

 

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