L'orchidée sauvage
Dans les oreilles : Tindersticks "The Not knowing"
Mes pieds me réclamaient d'être déchaussés. Chacun de mes orteils frissonnait à l'enfantine envie de fouler l'herbe tendre, à l'idée de sentir mille petites langues végétales se faufiler entre eux, bécoter les replis de la peau. Une candeur chatouilleuse, chatouillant. Ecraser sans les rompre tiges et feuilles dans un baiser organique et nu. Contracter les phalanges au contact d'une mousse laiteuse. Se laisser envelopper par le sol renaissant de la clairière, avancer câlin-caha sur les ondes adolescentes d'une verdure vierge et désireuse. Laisser l'empreinte en un instant ravalée par l'effronterie du printemps qui se relève. Le sous-bois est devant moi, tous les chemins caressés y mènent. Ma plante goûtera la rosée un peu froide.
A quelques décibels de la rivière, j'ôtai donc une chaussure, une chaussette. Je me pliai à la symétrie, fis de même côté gauche. Je m'emmêlai un peu les mains entre mon sandwich, mon transplantoir, mes baskets... Je passai le grand arbre visible de mon bureau, rejoignis le cours d'eau.
Comme la première fois où je l'avais repérée, la tige ardente de l'orchidée sauvage absorbait un rayon du soleil piquant pour avril. Ses corolles mauves s'étaient entrouvertes - de petites oreilles intriguées par les flots caracolant sous la forêt pubère.
Une fringale de remords me pressa le ventre lorsque je m'attaquai à mes manigances, mais ma décision était prise. Plus le moment de faire de la prose. J'enfonçai sèchement mon outil bravache dans l'argile grise. Tout autour de l'orchidée, je plongeai mes mains où la terre était creuse ; il fallait prendre soin des racines, veiller à ce que ce branle-bas ne les désarçonne. Encore, ma truelle tritura le terreau avec autorité. Puis je délogeai la fleur avec douceur et précaution, la tint comme un bébé. Un lombric s'y tortillait.
"- Félicitations..."
Que faisait ici cette voix éraillée ? Ces cordes vocales érodées par les caprices de jeunesse. Je me décalai et vis Mag posée sur le tronc où je déjeunais parfois avec Vincent. Un joint tout juste allumé, elle lisait une bande dessinée, allongée sur le coude.
"- MDR. T'étais tellement dans ton monde que tu m'avais même pas rodave !
- Tu es là depuis...
- ... Ben ouais depuis le début, je suis pas Joséphine ange-gardien. J'apparais pas comme par magie.
- Ah... Mais c'est pas ce que tu crois.
- Je sais bien qu'elle est pas vraiment magicienne.
- Non, je parlais de ce que je viens de faire : c'est pas du saccage.
- Ah, ça ? On s'en fout, c'est pas du vol ! C'est une fleur, c'est à tout le monde.
- Justement pas vraiment. J'ai un peu l'impression de cambrioler... la nature.
- Cambrioler ! T'es grave. C'est pas une banque ici. Et tu te mets pieds nus pour pas tuer les marguerites, aussi ?
- Non... Je voulais ressentir...euh... Laisse tomber !"
Tout à coup je me trouvai bien plus nu que si seuls mes pieds étaient à l'air. Je renfilai une chaussure quand Mag me lança :
"- Tu peux acheter mon silence.
- Pardon ? Mais tu viens toi-même de dire que c'était pas du vol !
- Oui mais toi tu le penses. Et tu n'aimerais pas que je le raconte à tout le staff.
- C'est ridicule. De toute façon je compte re...
- ... C'est bon détends-toi ! Je déconne. Enfin à moitié... Pfff... J'ai un service à te demander.
- Dis.
- Ben... C'est pas facile... "
Elle s'emplit les poumons d'une bouffée de courage afghan.
"- Bon... Tu vois il y a des fois où j'ai l'impression que je suis un peu à côté de la plaque, que je rate des subtilités de conversations. J'suis pas conne, hein, c'est pas ce que je suis en train de dire ! Mais des fois niveau culture générale... Quand ça part dans le compliqué genre Serge Gainsbourg, je suis plus. Je me dis qu'il faudrait que je me cultive, que je lise un peu. Le problème c'est que j'arrive pas à me concentrer longtemps. Ma mère dit que c'est le bédo, mais c'est pas que ça...
- Non, c'est générationnel.
- Ouais bon. Essaie pas de m'embrouiller quand je t'avoue justement que... voilà quoi !
- Excuse-moi... Continue.
- J'ai essayé d'apprendre des trucs sur Wikipédia, mais c'est trop vaste et je sais pas par où commencer ! Et puis plus c'est court, mieux c'est résumé, et plus vite ça me sort de la tête. Ca accroche pas. Prendre un bouquin, ça me gave sévère, alors je tente les BD. La honte, je suis allée à la bibliothèque de mon ancienne école ! J'ai pris des trucs un peu au hasard mais c'est souvent relou. Je sais que des fois tu lis dans le jardin d'hiver, je me disais que tu pourrais m'aider à comprendre cette bande dessinée, là.
- Je peux essayer de t'expliquer, oui... En tout cas ta démarche est très bonne. Tu lis quoi ?
- Je viens de commencer ce truc parce que je crois que c'est connu : X3. Mais je comprends que dalle !
- X-Men ?
- Non ! X3.
- Montre..."
Je faillis en faire glisser l'orchidée des mains.
"- Mais on dit pas X3, Mag.
- C'est quoi ? Xi ?
- Ca se prononce Treize ! XIII !
- Ca va, j'en sais rien moi ! Si c'est pour se foutre de ma gueule, rentre chez toi Silence ça pousse !
- Non, non, je me moque pas. Tu pouvais pas savoir si tu l'avais pas entendu prononcé..."
Xi... J'eus quand même beaucoup de mal à ne pas pouffer, tant et si bien que je repris la voix étranglée.
" - Mais tu n'as pas commencé par le premier tome. C'est pour ça que tu ne comprends pas. En plus c'est un volume à part.
- Je capte rien de ce que tu dis !
- Tu as emprunté le tome 13 !
- Ah mais "treize" c'est le tome !? Mais la BD elle s'appelle comment alors ?
- XIII.
- Pas le tome, le nom de la BD !
- XIII. 13. Treize. VVIII. IIIIIIIIIIIII. VIIIIIIII. Comment je dois te le dire ?
- Tu m'embrouilles.
- Très ennuyeux...
- Treize quoi ? Putain, t'y fais exprès !
- Je reprends : la série s'appelle XIII, elle est en plusieurs parties et là tu as commencé par la treizième partie.
- Ah... Bien sûr... Et le tome 1, il s'appelle Un ?
- ...
- Je déconne, ça y est j'ai compris ! Tu me prends vraiment pour une teubé en fait ! XIII, c'est du chiffre latin.
- Romain.
- Ouais roumain c'est pareil.
- Si tu veux... Bon, il ne te reste plus qu'à commencer par le début et ça ira tout seul !
- OK. Et c'est le même problème avec celle-ci alors ?"
Ma patience sévit.
Elle sortit un autre album de son sac. Je regardai le titre :
"- Tom !
- Tome 2 ouais. Mais du coup c'est quoi le nom ?"
Ma patience crasha.
"- Quand t'auras trouvé, tu chercheras le tome 1 à la bibliothèque. Je te laisse, Mag. Bon... appétit."
Les bras chargés, je repartis en direction de la clairière et de la route. La jeune femme, immobile.
"- Ah ça y est, j'ai tilté !... Bon, merci. Et tu gardes ça pour toi, hein !
- D'accord !
- Eh Felix !
- Oui ?
- Attention aux marguerites !
- OK !
- Eh Felix !
- Quoi !?
- Ta chaussure gauche ! Attrape !"
Devant le saule pleureur d'Elaq, je creusai un trou de la taille du poing. Comme pour conjurer le sort, j'avais choisi de planter l'orchidée juste sur l'empreinte de Converse jaune. Une manière symbolique d'écarter le problème et d'y abriter de l'innocence à la place.
Depuis quelques temps, nous avons un nouveau jeu avec Emma. La sagesse aurait dû me garder de trop échanger, mon ordinateur étant toujours sous surveillance, mais ma résistance s'apparenta à un feu de paille lorsqu'un jour d'ennui elle me proposa de jouer au shifumi à distance. Pierre-Feuille-Ciseaux version 2.0. Je lui ai avoué que j'y perdais même quand je jouais contre moi-même. Elle me répondit par une dizaine de smileys hilares. J'étais si fier...
Alors nous nous sommes mis d'accord pour choisir des heures précises auxquelles s'écrire "pierre", "feuille" ou "ciseaux" sur un e-mail. A la même seconde, d'un côté et de l'autre des bureaux d'Elaq, nos mains s'unissaient dans un même geste : cliquer sur "Envoyer/recevoir".
Si la stratégie ne gagna pas en complexité, ce petit passe-temps évolua en concours de photos de ciseaux ou de cailloux de plus en plus délirantes, en dessins sur Paint, en rébus... Puis Emma intégra un enjeu : un gage au bout de dix défaites. Alors après mes sept pierres enveloppées et mes trois feuilles découpées, elle me rendit chinois et tel l'origami je dus me plier à son défi : apporter une touche de gaieté décorative au morne environnement que nous déplorions.
Voilà comment j'en étais arrivé à animer les bosquets de l'entrée. Coup de pinceau violacé. Cette orchidée gracile allait mettre un peu de lumière et de vie dans ces broussailles couleur bouillasse. Et c'était aussi ma manière de lui offrir un bouquet...
Etymologiquement, le nom de cette fleur vient du grec orchis qui, en référence à son tubercule, signifie "testicule". Comment ne pas avoir un frisson au moment de tailler les racines bulbeuses au sécateur ?
Papier !
Ciseaux !
N'était-ce pas mon courage que j'émasculais en ne débarquant pas tout simplement dans son bureau une bonne fois pour toutes, une fleur pour elle à la main ? Je m'en sentais bien incapable. L'enjeu, bien plus qu'un gage pour le coup, me paralysait.
L'orchidée a besoin d'avoir ses membres tuberculaires les plus atrophiés coupés. Condamner des racines pour mieux repousser. Nous avions cela en commun, Emma et moi. Elle était arrivée en France à l'âge de cinq ans. Quant à moi j'ai grandi en Auvergne avant d'être catapulté par les mutations de mon père. C'est moins exotique, certes, mais je prends tout ce qui peut me rapprocher d'elle... Je me dis que nos implantations sont à présent saines et que nous avons tout pour nous épanouir. Ensemble ? On en est encore loin, si mes seules démonstrations amoureuses se limitent à planter des bulbes !
A sa façon, Mag venait de faire preuve de courage en m'avouant que son inculture la pesait parfois. Cette gamine aux vingt ans à peine déflorés m'avait donné une leçon de sang-froid, une témérité coronaire entre les mains. Moi, entre mes mains pendouillait cette pauvre excroissance végétale. Que je finis par enfoncer dans la cavité toute fraîche. Je la recouvris de terre.
Pierre !
Papier !
Comme pour mieux enterrer ma lâcheté, j'obligeai mon cerveau à ensevelir mes frustrations sentimentales sous des réflexions plus neuves à propos des lacunes de Mag. Je m'étonnais qu'elle ait pu obtenir cet emploi en affichant un tel désintérêt pour tout ce qui dure plus de trente secondes, mais je trouvais rassurant qu'il existe des places dans la société pour des gens qui ne sont pas demeurés, juste hermétiques à toute connaissance. La place du cancre. Mag était une inadaptée sociale qui avait incrusté juste assez de racines, pas une de plus, pas une de moins, pour ne pas être complètement décrochée, en orbite. Un exemple unique !
Quoi que.
Quoi que...
Derrière moi était garée une camionnette qui se mit à bouger. Le balancement s'accéléra pendant près d'une minute jusqu'à ce que la porte arrière s'ouvre. Banjo sauta du véhicule, suivi par un représentant payé au mot. Le grossier logo grenat "TOUTOU TEAM" sur le côté de l'utilitaire cessa de ballotter, mais le VRP aboyait toujours :
"- ... alors je lui ai dit : il était parti pour un colloque, il est revenu pour une colique ! Ah ah ah ah ah ah !"
Benjamin ne répondit aux esclaffements ni par un mot, ni par un sourire. Les mains pleines de papiers, incapable d'établir ses contrats via les outils informatiques, il agita un des bulletins de commande qu'il venait de remplir à l'arrière de la camionnette (pratique courante chez lui) comme pour rappeler le commercial à la réalité.
"- Charly, je ne comprends rien à ton histoire de colocataire. Tout ce que je te demande, c'est de me signer le droit de retour pour ces deux cents gamelles. Elles sont invendables. Elles sont merdiques. Elles sont psychorigides.
- Psychorig... ?
- Elles sont obsolètes. Elles sont neurasthéniques. Elles sont anticholinergiques. Je n'en donnerais pas à un chien. Ce qui, tu en conviendras, est plutôt cocasse.
- Je ne peux pas tout te reprendre Benjamin. La direction...
- Cent quatre-vingt-dix-neuf pièces. J'en garde une en souvenir comme exemple de ce qu'il ne faut jamais fabriquer.
- Tu me les as achetées ferme !"
Charly faisait des petits bruits irritants à chaque fin de phrase : sa langue claquait comme un slip.
Banjo souffla sur sa mèche.
"- Cent quatre-vingt-dix-huit. J'en donnerai une à un chien que j'aime pas. Un yorkshire, il se noiera dedans.
- Mais pourquoi elles seraient invendables, ces gamelles, enfin ?
- Elles sont TROP larges ! Et trop pantagruéliques. Tu veux faire le test, Charly ? On fait un test ? Je me mets à quatre pattes.
- Non mais tu vas quand même pas... Tu vas te salir !
- Quatre pattes ! Démonstration !"
Banjo tourna sur lui-même, tira une gamelle du petit camion, tourna encore et s'assit par terre. Chaussures jetées dans ma direction. Na zdrowie ! Il ôta ses chaussettes usées et fit quelque chose qui me sidéra : il les enfila sur le haut de chacune de ses oreilles, s'aidant de ses branches de lunettes pour les coincer, et les laissa retomber comme des esgourdes de chien. Je ne verrai plus jamais mon collègue comme avant. Transformiste canin, il mima le lapement devant l'autre truffe.
"- Comme tu le constates Charly, les oreilles de ce pauvre chien trempent au mieux dans l'eau, au pire dans la pâtée gluante. Un Teckel s'en verra incommodé, un Basset Hound s'en trouvera carrément offusqué.
- Relève-toi Benjamin, je t'en prie ! C'est pas sérieux ! Si Eddy nous voit il va rompre tous les contrats.
- Cent quatre-vingt-dix-sept pièces. Signe-moi ce retour.
- Ok ! Ok ! Je te le signe !"
Banjo se releva aussitôt, zébulant.
"- Je te remercie.
- Mais seulement pour cent pièces ; je n'approuve pas ces méthodes.
- Tu veux qu'on parle de tes sacs à caca Charly ? Nos clients n'ont pas été très satisfaits. Des retours très négatifs. Qualité paraténique. Epaisseur rudimentaire. Démonstration ? Démonstration ?
- C'est bon, c'est bon ! Je te reprends toutes les gamelles.
- Fort bien !"
Les deux hommes me virent enfin alors que je rassemblais mon outillage. Le commercial claqua sa bouche altière, éminence élastique... trop tard, la superbe était froide.
"- Bonjour Monsieur Laitier... On en est où pour l'application smartphone du sifflet ultra-son ?
- Je dois encore faire des tests. Des tests en situation. C'est notre procédure. Je vous tiens au courant... Bonne journée !"
Banjo sourit, complice. C'est aussi ça Elaq. Des gens qui ne connaissent rien à leur métier mais qui s'en sortent avec leurs armes aussi surprenantes soient-elles. Des employés qui compensent leur manque de compétences par leur inventivité. Des professionnels qui se servent de l'enviable innocence du chien pour parachever leurs négociations. Des cadres qui camouflent leur ignorance sous des mèches d'élégance. Des femmes qui comblent leurs lacunes en développant l'art de la discrétion. Des hommes qui se passent des outils modernes et bouclent leurs budgets. Des manches bourrées de jokers. Des personnalités qui empruntent des chemins de traverse pour atteindre un but commun.
Et me voilà au milieu de tout ça, faisant miroiter des acquis que j'apprends sur le tas, évoquant mes courtes racines comme des souches enclavées. Rappelez-vous, je suis un imposteur.
Ma vie de séducteur ressemble à ma vie professionnelle. Je n'y connais pas grand-chose, je donne le change, mais je me perds, je me perds... Je ne sais pas si je me retrouverai, alors en attendant je sème de l'espoir, je sème des cailloux...
Pierre !
Ciseaux !
... je sème des fleurs ; je substitue une orchidée en pleine éclosion à ma grande déclaration. Au dernier rang de la séduction, je suis le cancre de l'amour.
J'ouvris la porte d'entrée avec mon pass, en pensant comme presque à chaque fois à ma maladresse du premier jour, et réfléchis au compte-rendu écrit que j'allais faire à Emma n'évoquant rien d'autre qu'une fleur sauvage apprivoisée, si bien que je n'entendis presque pas Charly :
"- Très bien Monsieur Laitier ! Vous avez raison, on n'est jamais trop pro. Alors j'attends de vos nouvelles ! ... ... ... ... ... Benjamin, tu ne voudrais pas retirer tes chaussettes de là ?"