Intrusion
Dans les oreilles : The Cure "A forest"
J'ai avancé la routine de presque deux heures, déjeuné dans le noir, garé mon scooter sur une plaque verglacée, passé un accueil sans réceptionniste. Pour la première fois j'allais ouvrir les portes d'Elaq moi-même et désenclencher l'alarme. 7991EA8967PP. Code à la con - sans doute choisi par Pasquier - qui n'ayant déniché aucun point d'ancrage dans mes neurones avait trouvé refuge dans le creux de ma main. J'avais talqué mes paumes avant : il s'agissait de ne pas céder le moindre espace au hasard. Me tromper de code, suer, mal déchiffrer, me laisser dépasser par les trente secondes de temporisation, entendre hurler la sirène, entendre la honte et la panique dessouder mes tympans, entendre les rires des collègues, les remontrances du sous-directeur... chut ! J'avais écarté tout cela.
En moins de cinq secondes, je composai le code. Le signal passa au vert. A vrai dire je ne l'avais même pas vu rouge.
Il fallait absolument que je mette un coup d'accélérateur sur mes projets spéciaux. Les tâches quotidiennes m'avaient ceinturé. Si je voulais avoir une chance de concrétiser Cirrus et de développer iSeed en cas d'accord avec Apple, je devais sacrifier quelques heures de sommeil.
Au radar, je pénétrai les ombres brunes d'Elaq, bayou aux corneilles. Le hall, avalé par la nuit, n'avait plus de forme. Je suivis le seul sillon lumineux d'un réverbère de rue à travers les fenêtres, prudent comme si je traversais un champ labouré hostile aux chevilles. Une tranchée tortueuse. Tracté par cette ligne ocre, je menai mon attelage de conscience professionnelle au bureau. A tâtons, je triturais quelques prises électriques, un cache d'interrupteur, et enfin trouvai de quoi bombarder l'open-space d'un réveil blafard. Kurt Cobain, fraîchement punaisé par Bénédicte, plissait les yeux. Il me sembla même que mon cycas s'était plaint de la lumière.
Etrange cette odeur... Un écrasé d'ail, de terre et de calcaire. Sans doute l'image tenace du champ argileux s'était-elle matérialisée, son fumet imprégnant mes narines de ses capiteux souvenirs. Sa persistance me fit tout de même inspecter mes semelles : rien de louche.
J'appuyai sur Power et mon ordinateur grogna inhabituellement. Trop tôt ? Il sembla apprécier ma petite tape d'encouragement. Tandis qu'il chargeait, je me trainais à la machine à café, les cils broussailleux. La capsule émit son parfum de Colombie.
Pourtant les relents âcres du fumier imprégnaient encore mes narines. A moins que ce ne fussent les restes d'un fast-food de John ? Sur la pointe des pieds, je fouillai du regard son emplacement, scrutai, et ne trouvai rien d'autre que le constat que je m'étais finalement habitué à l'odeur de renfermé de nos bureaux au petit matin.
Le café enfilé, la motivation à dégommer les dossiers est arrivée. Je commençai par la rédaction des propositions de contrats pour les fabricants de plateaux tournants iSeed. La concentration damée, les idées bien semées, l'efficacité meuble, les calculs fertiles ! Sujet suivant. La tuyauterie.
Et à nouveau, cette odeur de boue qui remonte, qui dégorge. Aigre. Puis le grognement. Mais ça ne venait pas de mon PC. C'était lointain, diffus... Mon corps en manque de sommeil cherchait des prétextes à enrayer mon rythme, forcément. Je tins bon. J'entendis les sièges du fond bouger, des roulettes grincer. C'est ça, cause toujours. Acouphènes, à coup sûr. Je dois avancer. Ma récompense sera de prendre un peu de temps pour échanger avec Emma lorsqu'elle sera sortie de son lit.
Son lit... Encore une image qui risquait de me déconcentrer.
Je me levai pour prendre un de ces classeurs austères pleins de tarifs en pattes de mouches.
Je repoussai mon fauteuil.
Je hurlai.
Je m'accrochai à ce que je pouvais, d'abord à un bouquet de tulipes sur le bureau d'Anita, puis à une lampe, puis à l'armoire.
Je me noyai dans de pestilentiels relents marécageux.
Il y a toujours des gens pour s'engouffrer dans les détails dont on se fout, qui n'apportent absolument rien à l'histoire. Celui qui vous interrompt pendant que vous donnez votre avis sur un film pour vous reprendre : "Non, le personnage n'est pas un maure mais un sarrasin". Et de s'accaparer la parole pour lister les nuances entre les deux termes... Celle qui vous reprend quand vous citez approximativement une planète de Star Wars lors d'une blague, expliquant que cela ne peut pas se dérouler sur Blenjeel vu qu'elle est inhabitée. Ces pinailleurs qui se sentent rassurés par le jalon de leurs connaissances. Pierre, l'un des Curie assistant John, est à classer dans cette catégorie.
Qu'est-ce que j'en avais à foutre, moi, bordel, d'avoir été chargé par une laie, un phacochère, ou un blaireau des bois ? Ma perception s'arrêtait au fait qu'un foutu sanglier m'avait foncé dessus en plein bureau, dévorant la distance entre l'arrière-plan et le gros plan. Un peu de suscrophobie dans votre café ? Selon Pierre, il s'agissait assurément d'une laie, celle-ci étant nettement plus agressive que le mâle, surtout au printemps. Comme si j'allais m'arrêter sur la présence ou non d'un zizi sous le tas de muscles en pleine course qui me prenait pour cible ! Quelle importance ?
L'important était de m'écarter, me mettre en sécurité. Le sanglier défonça mon siège et s'affola. J'en profitai pour monter sur les tablées et esquiver son assaut. Moi qui avais bien désarmé le système en rentrant, voilà qu'une sirène me sciait les oreilles. L'animal mugissait (comment Pierre ?... Le sanglier grommelle ? Si tu veux...) à goret à cri, comme si j'avais tenté de l'égorger. Il percuta photocopieuses, corbeilles, pieds de tables, embarquant tout dans le filet de sa panique.
S'il s'était terré, surpris par mon arrivée ankylosée, la hargne l'avait maintenant rattrapé et il se battait avec cet espace qui n'était pas le sien. Il continuerait à tout saccager jusqu'à ce que tout ne soit que bauge.
Les cloisons tremblaient. Quand mes jambes cessèrent de flageoler, je pus me demander comment la bête s'était retrouvée au deuxième étage d'un bâtiment sous alarme - à moins qu’elle ne fût déjà désarmée. La voyant fourrer ses narines suintantes dans les câbles où elle s'était d'abord tapie, je repensais au sabotage quelques mois en arrière, aux fiches arrachées sur tout l'open-space. Chelou cette boite ! La présence du sanglier était-elle un nouvel épisode de ce plan obscur ? Sans doute. Seulement c'était moi qui étais arrivé en premier à Elaq. Et c'est sur moi qu'on déchargerait la responsabilité des dégâts. Et comment prouverais-je que je n'avais pas fait moi-même rentrer cette furie ? Il me fallait faire évacuer l'animal au plus vite. J'enjambai les ordinateurs des Curie et saisis mon clavier. Debout sur mon bureau, tandis que le bouffeur de truffes poursuivait son assourdissant carnage, je tapais sur Google "quel bouuffe danglier ?"
L'apprentissage grâce aux erreurs est le concept qui a subi le plus grand génocide de cette décennie. La saisie semi-automatique est une bouchère.
Le moteur de recherche suggéra donc des milliers de réponses sensées à ma giclée de lettres. Le sanglier est omnivore, il gobe tout ce qu'il trouve. Même les employés de bureaux un peu paumés ? Pour l'instant il petit-déjeunait la chemise de mon dossier tout frais sans me quitter des yeux. Des yeux tristes et presque humains. Nez à groin avec lui, j'observais son crin crade, sa queue passée à l'éplucheur, les puces qui sautaient sur son dos...
Puis il disparut sous les tables accolées. Ce fut pire de ne pas le voir. Son remugle empoignait mon estomac de plus en plus fermement, mais je n'avais plus idée d'où il se tenait. Je me penchai. A tribord, à bâbord. Sur un radeau bancal, attendant l'ultime attaque d'un squale qui me ferait basculer. Un vieux thème musical accéléra dans ma tête. Je m'armai d'un harpon à bille au capuchon mordillé. Offensé par cet affront, il attaqua par-dessous la coque. Les tables se mirent à tressauter. D'abord au fond, au milieu, puis tout près. Les claviers virevoltèrent. Quand le sanglier tourne le dos, les souris dansent. Ce fut au tour du bureau d'Ericka. Je fermai les yeux, attendant l'impact. J'avais peut-être un peu surestimé le choc. Je tins bon.
Le monstre terrien ressortit, plus confiant. Dix minutes passèrent à le voir fouger la moquette en m'attendant.
"- Qu'est-ce que tu fous là, putain ?... Alors comme ça tu manges de tout ? Tiens, attrape !"
Je jetai ma gomme en direction de la sortie. Huiiiiiii !
Je jetai mon gobelet de café. Huiiiiiii !
Ce stylo Bic plutôt ? Grouongruingron...
Omnivore, c'est donc vrai. Sauf qu'une fois lassé de mâcher la carcasse d'encre, la crise reprit et le prince de la souille s'écrasa contre la baie vitrée du bureau d'Eddy. Tout vacilla, le verre, le sanglier, moi. Je profitai de le voir sonné pour sauter et courir hors du plateau.
L'ascenseur n'avait pas été sollicité depuis mon arrivée et l'ouverture des portes me parut rapide et sensuelle. Je n'avais pas réalisé en montant que la cage avait été enfoncée : le sanglier était arrivé par là, de force. Au moment où la cabine se refermait, je vis quatre sabots déchirant le sol fuir vers les escaliers. Malgré la terreur qu'il m'inspirait, j'eus pitié du gibier. Je savais qu'il se blesserait certainement dans sa descente.
Alors une séquence d'héroïsme me passa en tête ! D'abord rouvrir les portes. Siffler l'animal et le stopper dans son élan. Constater qu'il fait demi-tour. Attendre sa charge sans la redouter, chaque muscle informé de ce qu'il devra faire. Appuyer sur le bouton rez-de-chaussée. Sauter par-dessus les défenses, la crinière, les puces et la vrille. Devenir matador. Tout doux Médor. Entendre les portes se refermer, assez confiant sur le timing pour ne pas avoir à se retourner. Attendre qu'en bas quelqu'un ouvre la porte du bâtiment pour enfin rendre l'animal à sa vie sauvage.
Oui ça m'est passé par la tête.
Mais je restai enfermé et fis plutôt confiance à l'ossature fourbue du sanglier qui s'en sortirait bien dans l'escalier.
Quand Pierre et Eddy arrivèrent de concert, ils ouvrirent la porte à une boule de nerf et de bourre qui fila vers les bois, à Erymanthe ou ailleurs...
Avec mon teint gris, mes bégaiements et mon récit structuré comme du Tarantino, je n'eus aucun mal à convaincre Eddy que je n'y étais pour rien. Il semblait réellement inquiet. Pour lui aucun doute ne subsistait : le ou les saboteurs avaient encore frappé et y allaient crescendo. Des gens de chez nous qui détenaient le code de l'alarme. Et j'imaginais qu'il n'y en avait pas tant que ça...
Une fois de plus le sous-directeur minimisa l'affaire dès son arrivée, même si cette fois ses yeux verts s'assombrirent. Eddy le persuada de me laisser me remettre de mes émotions et m'évita une convocation. Mais je voyais bien qu'il me considérait comme un nid à emmerdes. En croisant son air stoïque, je me revis dans son bureau désincarné. Je m'y sentais comme ce pauvre animal déboussolé. La rage mieux intériorisée.
Nous constations les dégâts que la stupeur m'avait fait enjoliver, et rangions un peu tandis que l'heure de pointe ramenait des employés interloqués. Si l'objectif était de perturber l'entreprise, ce fut un succès. Je dus raconter cent fois - dont une version écrite avec un peu plus de sang-froid - comment j'avais évité la charge de la laie (c'était officiellement une femelle depuis l'arrivée de Pierre). Au fur et à mesure que ma bouche répétait mon histoire rôdée, alors que je n'avais plus besoin de choisir mes mots, ma réflexion eut assez de billes pour se mettre en marche.
Etait-ce vraiment contre Elaq ? Et si c'était contre moi ? A la cafétéria je ne m'étais pas caché de devoir venir très tôt. Comme je plaisantais sur mon angoisse de faire hurler l'alarme, beaucoup savaient que j'avais pris le code auprès d'Eddy. L'idée fit son chemin... On venait peut-être de faire un pas de plus de l'intimidation vers l'exécution de la menace. Moi aussi je suis omnivore après tout, et je suis prêt à avaler ça.
Cette fois la gendarmerie fut quand-même appelée. Après avoir écouté mon témoignage, les képis renoncèrent à relever des empreintes, comprenant qu'ils ne trouveraient que les miennes. Je pense au final qu'ils se sont sentis plus impuissants que moi à expliquer cette intrusion et à amorcer une enquête.
Je me remis efficacement au travail en fin d'après-midi, dépité par mon retard. Une heure de gagnée, dix de perdues. Philippe Pasquier rôdait dans mon dos. A l'opposé trônait le grand arbre de la forêt sous lequel le sanglier devait récupérer de ses émotions. Je repensais à son regard triste, sous les néons. Pasquier, les menaces, les partenaires sadiques, le stress. Pour la première fois j'envisageai consciemment de démissionner. Redevenir chômeur et jardinier. Retrouver moi aussi mon environnement naturel.