Hypertexte

Publié le par Felix Laitier

Dans les oreilles : Veronica Falls "Bad feeling"

 

 

Un bouquin pendait de mes mains comme une langue assoiffée par le rythme de l'intrigue. Sur le banc, je m'accordais une pause au coeur de la ville, sachant que la nuit viendrait me décharner, muscle après muscle : le cousin Gilles avait programmé une "Méta-fête en estafette". Non content de constamment recevoir des oiseaux de nuit chez lui, il avait décidé d'aller cueillir les fêtards directement à fleur de rue dans un van, la Dancefloormobile. Et devinez qui était embauché comme chauffeur !

 

J'avais accepté parce que mon quota de "non" aux propositions de Gilles me semblait dépassé. Oh, et puis je n'ai aucun intérêt à vous mentirau fond la vraie raison était que je devais occuper mon cerveau qu'un hameçon double tirait toujours sans ménagement vers la même image : le regard d'Emma dans le miroir.

Un thé russe, la bergamote du jardin d'hiver, le calme après de bonnes ventes, je savourais la dissolution de la semaine de travail en reposant mes yeux brûlés par mon écran sous la verrière d'Elaq. Ils allaient cramer bien davantage au moment où Philippe Pasquier longerait le couloir, s'écarterait assez peu pour frôler Emma, se retournerait de manière ostentatoire pour reluquer son cul, tirerait vers le haut le côté le plus sûr de sa lippe... et capterait dans le reflet du miroir les yeux noirs d'Emma à peine retournée.

Il n'y avait pas d'indignation sous le mascara.

 

Depuis je me suis remis à pelleter. Enterrer cette douleur. Emma me considère de toute évidence comme un ami ; un amuse-gueule à peine. Son désir court dans le hall d'Elaq, vers le bureau suédois. Nos échanges de mails demeurent plats, nos jeux oublieux.

Chez moi, j'écris toujours plus pour occuper mon esprit, au point de faire un nouveau blog, déconnecté d'Emma. Des coups de pelle, des coups de pelle...

 

Lire, aussi, recouvrait ma déception rampante. J'étais arrivé sur ce banc en bouquinant. Marcher en feuilletant un livre me donnait l'air farfeluun Mr Hulot de bibliothèquetant pis. Quand je m'extrais de mon livre, une vitrine de BD me renvoie à coup d'album classique la banalité de mes traits. Ma tête en ligne claire, sans aspérité ; des points pour les yeux, un trait pour la bouche.

La vitrine suivante me nargue aussisur une autre de mes désagréables préoccupations. Fichue fashion, qui trouve accrocheur de décorer une devanture avec des flacons d'arsenic ! Têtes de mort à la mode, rébellion polie, combats gaga gagnés d'avance, rock'n'rôles attitudes... Entre deux langues de Stones affablement clonées brillaient ces bouteilles de poison MTVides comme le rock à la chaîne. Sympathie pour les devi$esSubversion de surface, éventrée de son fond.

Ce n'était pas tant la poche creuse du rock qui me tracassait mais bien le rappel qu'un type en chaussures cool voulait mon poste ou ma peau. A coup de poison !

 

Je replongeai page 124, jouai avec les couches mémorielles. Des coups de pelle...

 

Sous mes fesses, le banc était un peu froid. Le réchauffer, c'était un peu me l'approprier, étendre imperceptiblement mon influence. Mais bien avant le transfert de mes 37°, je sursautai.

 

"- Emma ! Emma attends-moi ! Emma reviens !"

 

Je perdis ma page. A l'ombre du Théâtre en face de moi, une petite fille en capuche courait après un cerceau qui giclait de la lumière mauve ; les éclats de rire insoumis s'y enroulaient. Sa course entra sur la jolie place au sol en bois, encadrée de bancs. Secousses rythmiques et tectonique des planches.

 

"- Emma !"

 

La petite Emma court. Vibration des lattes de bois. Des fourmis dans mes piedsLes planches transmettent l'excitation d'un bout à l'autre de la place. En cinq minutes, je ne me suis pas encore accaparé le banc, en quatre secondes la fillette a avalé le squareles magnoliasle visage patriarche du Théâtre, les terrasses de caféLa vie s'engouffre au centre de son cerceau.

 

Pourtant... pourtant ça me titille. Le colibri... le colibri pépie. Pour la deuxième fois l'oiseau de mauvais augure se colle à mon limaçonEncore cette vilaine intuition qui me crie un murmure, imperceptibleUn truc m'échappe...

Les intuitions : des liens hypertextes ,vers notre inconscient, parfois rompus, parfois corrompus, mais souvent fiables et réparables. L'instinct est une captation d'information qui fait vibrer nos homepages subconscientes sans toucher les bords de fenêtres de la raison. Comme ces plaintes du plancher qui courent directement du centre de la place jusqu'à mes angoisses. Une évidence me fuit, comme la gamine-Emma se dérobe à sa mère. 

 

La fillette chaperonnée se fait rattraper, elle. Moi je fouille mes entrailles à la recherche d'indices mal digérés, en vain.

 

 

 

 

 

J'ai laissé mon banc pour rejoindre Gilles à son van. C'était l'heure de ma prise de fonction. Mon cousin m'a obligé à porter un t-shirt à inscription : "Prince charmant à louer".

Toute la nuit je trimballais les noctambules ramassés dans les sillages à 128 Bpm de la Dancefloormobile. Hep DJ ! Je transportais la viande saoule dans la ville, petit livreur boucher roulant sur AC/DC, Reel 2 Real ou Canned heatDes clubbers plein le dos. De nouvelles vibrations sur le plancher du van, mais comme seule intuition que j'allais finir sourd.

Rue Daft Punk.

Boulevard David Guetta.

Avenue Flo Rida.

Chemin de Shy'm.

Impasse Gotye.

 

Les trottoirs s'arrachaient aux ombres. La dernière fille que j'ai ramenée avait inversé les dosages de ses whisky-coca. Elle était bien incapable de suivre le pas de Johnnie Walker et je l'ai hissée jusqu'à sa porte. Elle m'a dit :

 

"- Je vois tout en couleur ambre. Ca doit-être le whisky qui me remonte jusqu'aux yeux... T'es sympa comme taxi. Mais j'ai comme une pitite intuition sur toi... une pitite intuition que t'es trop sérieux, taxi.

- Décidément, c'est la journée porte ouverte des intuitions.

- Oh my gosh... Taxi taciturne."

 

Un rot conclut sa phrase et la fit chavirer. Sa main molle s'accrocha à ma veste et révéla mon t-shirt. Prince charmant à louer.

 

"- MDR ! Prince charmant ? Tu l'as volé à qui ce t-shirt ?"

 

Bon...  Un flash, hypertexte vers ma tronche dans la vitrine de BD. Toujours au stade banal. 

Prendre mes clics et mes claques...

 

 

 

 

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