Date de commercialisation

Publié le par Felix Laitier

Dans les oreilles : Theophilus London "Wine and chocolates"

 

 

C'est la Saint Béatrice. Chaque année ce jour passe pour le moins inaperçu. Il n'y a pas grand chose à fêter le 13 février. C'est un jour qui a des habits beiges, des chaussures plates. Aucune aspérité. Si ce n'est qu'il vit dans l'ombre de la Saint-Valentin.

 

C'est en pleine réunion commerciale que j'eus l'idée, il y a un mois. Entre deux comptages de mots italiens. Pierre, PeF et Cornélia défendaient leur vision à coups de décibels. On se frottait sur les variétés et les quantités de bouquets à intégrer dans le plan Saint-Valentin. Combats de coqs... Nuée de pétales... Les fleurs poids-plume perdaient leur superbe dans la bagarre. Tous ces aboiements médiatiques pour cette fête de la TVA... Taxe sur la Volubilité Amoureuse.

J'imaginais déjà ces hommes dégoulinant de sueur enfonçant les portes des fleuristes à 19h01. "Il reste que ce bouquet bouseux ? Cette masse rabougrie ? Z'avez pas honte de vendre cette morflure ? Bon je le prends quand même. Sinon je vais devoir trouver une table au Vulcano."

Le prix d'un couple : vingt-huit euros. Une journée pour sauver les apparences. Falsification de preuve d'amour : ils en prennent pour un an ferme ! 

 

Je sais, ma vision de la fête des amoureux n'est pas très rose. Mais la vérité est qu'une large majorité pense de même. C'est statistique : additionnez les célibataires blasés, les célibataires jaloux, les divorcés revenus de l'union sacrée, les cyniques, les larguées, les maris emmerdés, les épouses recevant le bouquet de 19h01, les vieux, les allergiques aux fleurs, les vendeurs d'armes, et faites les comptes. 81% des gens détestent la Saint-Valentin et subissent le matraquage de coeurs et de roses sur toutes les chaines du seul bouquet qui les intéresse : le numérique.

C'est pour cela que j'ai interrompu les chipotages de PeF :

 

"- Et si on fêtait la Non-Saint-Valentin ? Que tous ceux qui haïssent ce jour idiot manifestent leur dégoût en offrant des fleurs un jour avant l'heure ? On pourrait faire une campagne marquante...

- Délirant, gémit PeF.

- Mais c'est loin d'être bête, jugea Eddy.

- Délirant ! s'enthousiasma PeF. Il faut faire !"

 

Quelques heures plus tard, Eddy fit valider et construire cette opération auprès de Miranda, en charge du marketing, de la communication et d'un bruit de fond professionnel constant. Elle trouvait l'idée culottée et porteuse. Doubler les filets, resserrer les mailles, amasser de nouveaux bancs ! 

En deux jours, des propositions d'affiches circulaient dans les bureaux. On me laissa donner mon avis et même si le projet final choisi ne fut pas mon préféré, des petites flammes de fierté me léchaient les omoplates. Ce fut donc : "Le 14 février, fête commerciale ? Cette année les vrais fleurs bleues fêtent la Saint Béatrice !", écrit sur un coeur en gentianes. J'aurais aimé qu'Elaq ait le culot de diffuser ce gros plan de deux mains entrelacées, alliances plantées autour des majeurs tendus - "Le 13 février, fêtez la Contre-Saint-Valentin : dites-le avec un doigt d'originalité !".

 

Personnellement, je trouvais tout aussi idiot de fêter la Saint Béatrice. C'est comme de s'habiller en blanc parce que la tendance est au noir : cela revient à subir la mode, à la souligner même. Vains combats de moulinets. Et je me gausse des gens rebutés par l'aspect commercial de la Saint-Valentin mais qui se roulent dans les hottes de Noël, se griment à Halloween, fleurissent le marbre à la Toussaint. Cependant, à l'initiative de cette campagne, j'avais imprimé un peu plus profondément la marque cynique de mes fesses au fond du siège d'Elaq.

 

Surtout, cela me donnait l'occasion de flirter avec l'ambiguïté, chose que je n'avais jamais osée jusqu'alors avec Emma. Lui offrir un présent ce jour qu'on venait de décréter romantique...

Nous évoquions rarement nos collègues, mais beaucoup les voyages. Nous ne parlions jamais de travail, souvent de nos goûts cinématographiques, musicaux, littéraires.  "Les Goonies", sa madeleine. Corto Maltese à son chevet. On n'offre pas un cadeau à une femme qui a le goût de l'aventure, on lui fait découvrir.

 

La récompense de la chasse au trésor que je lui avais préparée était un livre troqué tout fripé sur le Mexique. Joli ouvrage de poche aux photos passées, rêves sépias de révolutions et de sombres héros zapatistes. Joli ouvrage que je revoyais sur le bord de mon étagère. Joli ouvrage que j'avais oublié ce matin !

La pudeur m'oblige à lisser les mots que j'ai alors lancés à mon propre égard : "triple andouille ! Tête de linotte ! Cornichon ! Bêta ! Espèce de gros connard de merde !".

Impossible de reporter l'opération à la Saint-Valentin, et mes indices semés n'attendraient pas la Saint Glinglin. Je fouillai mon sac et mes tiroirs de bureau, à la recherche d'un lot de consolation. Une capote Sprite : t'as raison, la classe. Un gant en laine : dommage, Emma n'est pas manchot. Face à ces choix, je me rabattis sur trois papillotes de chocolat Lindor et une mini-bouteille de Rioja, reliquats de cadeaux de Noël fournisseurs partagés par les Curie. Mieux que rien... Il me restait à refaire le cinquième et dernier indice qui mènerait à ce trésor au rabais. 

 

 

 

 

Tandis que mon inspiration entrecoupée de quelques commandes professionnelles se rechargeait, je compris en quoi l'emplacement qui m'avait été réservé n'était de loin pas idéal, contrairement à ma première idée. Ce bureau ne m'avait pas été laissé pour la belle vue qu'il accordait sur un arbre centenaire, mais plutôt pour éviter la belle vue que tout le monde avait sur cet écran. Le poids des regards me voutait les épaules. J'essayai de masquer au mieux mes mots derrière mon dos. Tout à coup chaque lettre que je tapais avait une taille de police 72 !

 

Malgré tous les yeux, sangsues mobiles, qui me remontaient sur la nuque, malgré les sursauts, les sauts de pages, les interjections de Banjo et mon inconfortable position, je finalisai mon court texte et l'imprimai.

 

Les poches pleines de ce plan puéril, précipitation pataude derrière l'open-space, dans le hall menant aux autres bureaux. Mario, le coordinateur-magasins, entretient un aquarium à-quoi-boniste échoué en bout de zone sur un meuble console, flanqué de quelques orchidées couleurs néons. C'est dans ces pots que je dissimulai le butin en culottes courtes. 

Enfin, dans ce même hall, je scotchai mon indice derrière une grande affiche de campagne Elaq millésimée printemps 2007. "Trésor qui dépale" avais-je imprimé avec quelques poissons pour nuancer la difficulté du vocabulaire marin et du jeu de mot "orchidées pâles".

Dernier coup d'oeil pour m'assurer de l'adhésion du papier... Le nez contre le mur, j'entendis un bruit de frottement, et je compris vite qu'il ne venait pas de l'affiche mais de la moquette. Quelqu'un derrière moi !

 

"- Il faudra penser à prendre rendez-vous chez l'ophtalmo. C'est pas écrit assez gros ?"

 

C'était Anita, ses dents crémeuses soulignées par un collier couleur smiley. Le réservoir à réparties désespérément sec, j'éternisai mon rire à la blague de la secrétaire. Interminable hoquettement, jusqu'à sa disparition à l'angle du long couloir. Je n'avais même pas pensé à lui proposer de l'aide face à l'avalanche de dossiers avachis contre sa poitrine.

 

Un peu honteux, je gagnai mon bureau et fis le point une dernière fois : un simple rébus mènerait Emma sous le jasmin de la serre et d'énigmes en énigmes, elle rebondirait de l'accueil au frigo, du jardin extérieur à l'affiche du hall. La nature bon enfant de ce jeu de méninges lui plairait, j'en étais convaincu. J'estimais qu'il lui faudrait à peine le temps d'une pause pour tout recomposer.

 

Envoyer ! Le premier indice partit par mail. Trois minutes plus tard, je lus son sourire dans la réponse.

Anita revint sur le plateau entrainant derrière moi ce nouveau courant de paranoïa oculaire disproportionnant mon écran 56". Je me concentrai donc un moment sur les résultats en direct - plutôt encourageants - de l'opération Saint Béatrice. J'essayais d'oublier Emma, ses sauts de puce.

Agréable refrain, elle revint dans ma tête, par derrière. Elle devait en être à résoudre "suis la piste au grand air, sous des larmes végétales..." et à voir pendre ma discrète enveloppe blanche dans le froid, quand la porte du fond s'ouvrit grassement. Barnabé revenait des bureaux de la comptabilité. Ses cheveux obéissaient à la même règle que la politique des emplois dans le service public en France : le non-remplacement d'un départ sur deux. Sous son casque déplumé, des moustaches rayonnantes de fierté. Ses deux mains étaient tendues par l'orgueil du pêcheur.

 

"- Regardez ce que j'ai trouvé ! Je sais pas depuis combien de temps ça traînait vers l'aquarium, mais je vais me les envoyer !"

 

Sur ce, il dévissa le Rioja. Son gosier enfla. Trois enfilades, trésors engloutis.

 

Shaolin furie ! Je me précipitai sur lui, le corps délié, absous de l'apesanteur. Dans un jet d'orteils vengeur je lui enfonçai la rate, lui taekwondai les dents ; mon coude estoqua six côtes, l'estomac s'estourbit autour de mon genou, reflua les boules brunes imbibées de vin. Barnabé gisait dans son aplomb et son vomi. Par représailles, je lui arrachai sa moustache.

C'est en tout cas ce que je racontai à Emma suite à son mail d'aveu d'impuissance à dénicher le magot. Rapidement, une réponse :

 

"- Felix, le fou rire que j'ai dû contenir à la lecture de tes péripéties vaut bien le trésor perdu ! Je te remercie pour ces bons moments."

 

Evidemment, elle ne fit aucune allusion à la Contre-Saint-Valentin... Alors je trempai le petit doigt dans ce sujet ; je me permis de lui proposer une compensation de son choix, que je ne lui offrirais qu'à la Saint Claude, le 15 février, pour ne pas la mettre mal à l'aise le 14. Fourbe embourbement...

 

"- Très bien ! A la Saint Claude on sera quittes avec un simple haïku."

 

Pour un immoral qui utilise à son compte les valeurs qu'il ne respecte pas, je m'en sortais bien. Je brûlerai un cierge à la Saint Barnabé... 

 

 

 

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