Arborescence

Publié le par Felix Laitier

 

Dans les oreilles : The Cure "The perfect girl"

 

 

A quoi servent les codes ? Pour la CIA, le MI6, on sait : transmettre des messages seulement compris par un cercle bien précis et hermétique d'initiés. Mais pour nous tous, qui ne sommes ni espions, ni agents de liaison ? Le fun. Ni plus ni moins. Regardez la littérature, et pire encore, la poésie... Plutôt que d'écrire "Je suis un poète et je vois les choses différemment, même si au final je m'emmerde grave", Rimbaud a pondu vingt-cinq strophes sur l'ivresse d'un bateau dans une cité de métaphores, histoire de nous délecter, nous lécher les oreilles au passage. Les poèmes sont des séries de codes qui permettent de dire des choses banales avec des courbettes.

Il pleut = Les rouages du ciel enragent, crachent un coup de grisou.

 

L'humain n'aime pas les droits chemins, les autoroutes. Comme s'il avait peur d'atteindre son but, peur de l'achèvement. Alors, à contre-courant de l'urbanisme, il s'est fabriqué des contours, des routes qui tournent autour du pôle, histoire de prolonger le voyage. Il sinue, s'ennuie moins. Il s'inocule du sens avec des contre-sens. 

 

Autre exemple : imaginez qu'Emma m'ait conçu une chasse au trésor sans code. Cela aurait donné : "dirige-toi dans le couloir de la serre", "vas chercher ton courrier"... Sans doute parce qu'on sait trop bien comment nous finirons tous, on fait durer le plaisir là où il y en a des pelotes.

 

En sortant à midi passé d'une réunion qui elle aussi avait pris de superflus contours, tout le monde s'est précipité hors du bureau à la recherche de frites et de calories. Sauf moi qui voulais d'abord vérifier que ma messagerie s'ornerait d'un e-mail d'Emma, un bonjour dix-huit carats.

Bonheur !

Voir son nom parmi les messages professionnels, trouver un oeuf de chocolat sous les ifs de ses parents à Pâques, même émotion. Pas de phrase pourtant dans son courriel, juste une sorte de figure géométrique labyrinthique. Ces espèces de codes-barres venus du Japon, quel était leur nom ?... Ah oui, code QR. Seul un iPhone pouvait décrypter cela - n'avait-elle pas noté mon aversion pour la marque de pommes d'occasion croquées par le tout-venant ?

 

Interception de Vincent, le crâne compressé entre les portes de l'ascenseur. J'avais imprimé le carré noir et blanc, grille de mots croisés vierge, vide de sens, et comptais sur son smartphone pour lui en donner.

 

"- Tu peux me scanner ça ?

- Eh bien... oui. C'est une e-offre pour notre site ?

- Pas tout à fait. A vrai dire, j'aimerais mieux que ça reste entre nous."

 

Il photographia le code matriciel et comme nous rez-de-chaussions, cela se traduisit par cette phrase : "A TON TOUR DE CHASSER. REFLECHIS, LE DEUXIEME INDICE REFLECHIT." 

Je remontai par les escaliers, me délestant sur les marches oxydées de mon excès d'excitation.

 

"- Surtout m'explique pas ! cria Vincent alors que je faisais résonner la rampe du deuxième étage."

 

Je n'en revenais pas ! La belle invisible m'avait à son tour organisé une chasse au trésor en réponse à la mienne. Matière à griser...

 

De retour à l'open-space, je décrochai le petit miroir dont se sert quotidiennement Anita pour ajuster son maquillage. Rien. Fausse piste. Pourtant qui réfléchit mieux qu'un miroir ? Au moins pouvais-je m'éliminer des réponses. Je déambulai dans l'allée... Un signe sur la fenêtre me gratta le coin de l'oeil : une sorte de U blanc tracé au marqueur pour vitre, dont les deux barres montaient très haut. Bien que ce symbole derrière le bureau de Vincent me parût neuf, je dus admettre qu'il n'avait aucun rapport avec ma quête actuelle.

Je frôlai le fauteuil de Léo et me rappelai sa chute devant la serre. Devant le grand miroir...

 

... Devant le grand miroir blanc ! Il me semble avoir ri haut et fort dans le hall, lorsque mes doigts perçurent la douceur d'un papier scotché au dos du cadre en bois - ce qui explique sans doute pourquoi Ahmed a sorti la tête de son laboratoire, un air dépité.

 

L'indice suivant était un rébus dessiné par les longs doigts d'Emma. Totalement raté, incompréhensible ! Indigne d'elle... Si j'interprétais bien ses dessins, cela donnait : "ERIC COURT DECI ET CATON". Le sens n'était pas flagrant. Une pression inédite m'accosta brutalement : si je ne venais pas à bout des énigmes de la jeune femme, je passerais pour un fieffé boloss.

Je stagnai dans le couloir.

é - riz - deux segments dont le plus long est barré - 2 - une scie en mouvement - K - une boîte de thon, à moins que ce ne fussent des sardines ?

Tempes en sueur, migraine de moutarde. Face à la glace, je me maudis, les yeux dans les xuey. Eurêka ! Emma n'allait donc rien laisser au hasard, me faire une chasse de haute volée. Je devais déchiffrer le rébus dans le miroir. La phrase révélée libéra la tension au-dessus de ma mâchoire : "Ton casier de courrier".

 

La directrice se réjouit de me voir si motivé à relever ma boîte. Je lui souhaitai "bon". Les portes de l'ascenseur s'étaient refermées sur moi lorsque je dis "appétit". Dans l'enveloppe de courrier interne mauve récupérée au fond de mon casier, je trouvai une grande feuille. Je fus interpellé par la manière dont Emma avait confiné son énigme tout en haut du papier.

"C'EST A LA LUEUR DE LA NOUVELLE LUNE QUE CET INDICE PRENDRA VIE"

 

J'ai traversé tout Elaq les yeux en l'air, à la recherche d'un astre. Je repassai devant le U blanc de la vitre qui n'avait décidément rien de lunaire. Quand on lui montre la lune, l'idiot regarde le doigt... Pourtant cette fois c'était bien moi l'idiot, à chercher des esses en orbite, car tout était dans la phrase. Un peu de logique. La nouvelle lune est invisible. C'est la nuit noire !

 

Je m'éclipsai dans un vestiaire tout proche. Sans allumer. Je fis quelques pas sur les traces galactiques d'Emma. Sur ma feuille, une constellation de mots se mit à luire. Pâle, luminescente, brillante, éblouissante. Du feutre phosphorescent. Je ris dans le noir. Jusque-là je tournais un peu autour d'Emma ; à présent elle était mon système solaire. Les lettres vertes flottaient, comme étant dues aux étoiles. Je saisis l'énigme en apesanteur.

"TROIS PETITES TOURS DE VERRE. VERS LE VERT, LE VERRE..."

 

Avec un peu de regret dans les pupilles aimantes, je quittai ce monde d'obscurité. Cet indice était facile, j'avais repéré des bouteilles sur la table en fer forgé de la verrière. Je m'assis devant les trois contenants variablement remplis, inspirai la bergamote. Et attendis. Attendis. Attendis que Marie finisse sa salade sur la table d'à côté. Attendis.

J'eus tout le loisir d'étudier les tourelles aux transparences transcendées et la petite cuillère posée sur la table. Comme un noble foulard, il pendait à chaque goulot un élégant carton brun avec des numéros. Sur le côté de la bouteille de lait brillait une empreinte digitale. L'index princier d'Emma. Je failli y apposer le mien, puis me gardai de ce blasphème, ce baiser volé.

J'attendis. Attendis. Mais Marie flanchait sur son maïs, le poignet en pente douce, le cou penché du côté de la sieste. La devinette d'Emma m'apparaissait de manière clairvoyante... Je jouais avec les volumes de la cuillère à travers le verre, n'y tenais plus.

Sur le carton de la première bouteille, le 1, le 2. Sur la suivante le 3, le 4 et le 6. Sur la dernière, le 5. Une mélodie.

J'attendis. Attendis. Puis n'attendis plus. Marie coulait dans son assiette. Mon premier carillon la fit sursauter. Un petit tapis de maïs roula sur sa table. Tant pis !

Je fis tinter deux fois de plus la même note, puis montai en aigu avec les autres cylindres plus généreusement remplis. "A la claire fontaine..."

 

Quelques fontaines à eau plus tard je revins à l'open-space désert avec mon nouvel indice délogé : "VA T'ASSEOIR A TA PLACE, ADMIRE LA VUE". Debout devant mon siège, j'inspectai mon bureau vainement, soulevai le cycas par réflexe, regardai par la fenêtre. Le U blanc et ses deux branches étaient toujours là, sur la vitre, insolents d'inutilité. Relisant l'indice, j'obéis pleinement et m'assis sur un coussin de paranoïa, cherchant jusqu'à une caméra ou Emma elle même, persifleuse marionnettiste. Et en regardant la forêt au dehors... je vis.

Et admirai...

Le U pendait au grand arbre solitaire, au loin. Question de point de vue. Depuis ma place l'illusion d'optique amusait l'oeil. Ailleurs anodins, le U et ses barres démesurées étaient devenus une balançoire. Le chêne gardien de mon horizon en paraissait tout fier. Déséquilibré par l'imagination et la mise en oeuvre de la jeune femme, j'en oubliai de résoudre l'affaire. Trois minutes passèrent...

 

Petite poussette de lucidité, mes pensées reprirent le chemin féérique d'Emma. Ses cailloux de Cocagne m'entrainèrent à nouveau au jardin d'hiver. Marie s'y trouvait toujours, les paupières au repos. Et, comme un fait exprès - au point que je me suis demandé si elle ne faisait pas partie des épreuves - elle somnolait sur la balancelle de la verrière. Le prochain indice y était forcément caché, sous les coussins de velours, là où ma collègue dépressive avait posé ses fesses tannées par un bourrelier. Même son sommeil léger avait l'air plombé.

 

Emma marchait beaucoup au visuel, à l'association d'images. La balançoire ne pouvait me balloter ailleurs.

Attisé par l'impatience, je m'accroupis près de Marie et mon regard fouilla les replis de collants et de tissus. Si elle se réveillait maintenant, je devenais le Pervers d'Elaq. Mais ce papier trapèze blanc que je venais d'apercevoir... il me le fallait. Les employés reviendraient bientôt de pause, le ventre tendu, la bouche mâchant encore les derniers ragots.

Je tendis des doigts avides auprès de son giron. En tirant d'un coup sec...

Je réalisai deux choses en même temps, qui me menaient à la même conclusion : Stop ! La parcelle blanche que je voulais saisir n'était rien d'autre que la culotte apparente de Marie, et la porte de la salle de pause venait de grincer donc quelqu'un allait passer devant la baie vitrée.

Je reculai vers l'araucaria. Une situation ridicule esquivée : je progressai ! Barnabé passa, me fit signe. Je devais faire vite avant qu'il ne me vole mon lot, ce morfal !

 

En contournant le bosquet central, j'aperçus une feuille A4 assoupie contre l'armature de la balancelle. Le scotch n'avait pas résisté au poids de l'importance du dernier indice ! Preste, je le pris.

Soulagement. Je regardai le sommeil emmitouflé de Marie avec tendresse, en repensant que j'avais failli réveiller pour rien cette brave dame. Sur le feuillet, un dessin : un gros flocon de neige.

Je claquai la porte de la verrière. Le sursaut de Marie la fit voltiger en avant.

 

Dans la salle de pause pleine, je feignis de chercher un plat dans le frigo. Le froid : ce ne pouvait être qu'ici ! On me proposa de l'aide, du hachis, du dessert, mais personne ne me fournit la solution.

Mes réflexions me menèrent à l'extérieur, seul autre lieu soumis aux températures négatives. Mais où chercher ? Erratique itinéraire... je fis les cent, deux-cent, trois-cent pas... J'avais trouvé le froid - mon souffle auréolait les airs - mais rien d'autre. Je n'avais pas pris le temps de passer une veste. Au loin, vers les plantes grasses, il y avait ce tas de neige qui résistait aux approches de mars. Il ne détonait pas avec la nouvelle chute de mercure. Pourtant... Pourtant il ne restait que ce tertre blanc. Ailleurs, la neige avait complètement fondu. J'y étais. Un des bacs de congélation du frigo était vidé de son givre : Emma s'en était donc servi ici-même.

Peu dégourdies, mes mains malaxèrent maladroitement l'amas glacé. Tremblements bleus entre mes lèvres. Le trésor était enterré là, butin d'une corsaire entêtée qui avait fait d'un lieu de travail notre île déserte. 

Un sachet de graines. Acer palmatum. Le plus beau des bonsaïs. Les ramures de l'éternité.

 

 

 

 

 

Vincent revint de la crêperie, agité. Il était persuadé que le premier indice qu'il avait flashé à l'aide de son téléphone était une nouvelle menace de mort. Bien du mal à le convaincre du contraire...

 

Le ventre vide, je relatai par e-mail mon parcours à Emma, lui expliquai comment de slash en slash j'avais suivi l'arborescence de sa piste merveilleuse pour arriver aux précieuses racines.

Il me fallait faire attention de ne pas déborder : cette partie de chasse ne signifiait pas qu'elle partageait mes sentiments. Il y avait des vignettes enfantines collées sur toutes ces épreuves, rien d'ambigu.

Du fun.

 

 

"As-tu remarqué, cher Felix, que le choix du QR code et du trésor n'étaient pas innocents ? Tu cries ton dégoût d'Apple et des technologies modernes. Et tu as remonté le fil jusqu'à un petit arbre qui ne grandit pas, paralysé dans le temps. Une chasse au trésor personnalisée ! Mais je réussirai bien à te convaincre un jour que le monde moderne, celui qui bouge, n'est pas si diabolique ! ;-)  "

 

 

Sa petite pique me fouetta le sang, sans me blesser... Je voulus la remercier de vive voix. Elle évoqua encore ce traumatisme récent qui l'encourageait à la réserve. Consciente que ses précautions pouvaient paraître disproportionnées, elle me promit en fin de journée qu'elle me raconterait tout cela le lendemain. 

 

Je fermai ma messagerie. En moi, les rouages de l'impatience enrageaient, crachaient un coup de grisou. 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article